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Anti-conspirationnisme : un nouvel obscurantisme ?
lundi 16 mars 2015, par
Je n’avais pas encore pris connaissance de la note de la Fondation Jean Jaurès, parue deux jours plus tôt, lorsque j’ai écrit mon précédent article sur le sujet. Je rattrape ici cette lacune. La lecture de cette note est parfois pénible à l’intelligence, mais, dans ce genre, elle vaut le détour.
La première idée qui mérite d’être citée, et qui l’a d’ailleurs déjà été sur le site du Réseau Voltaire dont il est la principale cible, résume sans doute à elle seule "l’étendue des dégâts" ou, pour le dire autrement, le risque épistémologique que son auteur est prêt à prendre pour honorer la commande :
Une théorie du complot consiste par conséquent en un récit « alternatif » qui prétend bouleverser de manière significative la connaissance que nous avons d’un événement et donc concurrencer la « version » qui en est communément acceptée, stigmatisée comme « officielle ».
Comme le souligne Thierry Meyssan dans son article sur voltairenet.org -et comme le reconnaît Reichstadt lui-même un peu plus loin- c’est toute la pensée scientifique moderne qui se trouve ainsi embarquée dans la rafle anti-complotistes ! Le choix du vocabulaire, bien entendu, évoque plutôt les sciences sociales, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida ; d’une manière générale, les sciences qu’il est encore permis d’attaquer dès lors qu’on ne touche pas aux sciences de la nature. Thierry Meyssan cite donc fort à propos Galilée, qui formula en 1623 le programme que la science moderne adoptera et garde encore de nos jours [1].
On devine que la physique [2] telle qu’elle se pratique aujourd’hui, ou la biologie moléculaire, ne seront pas inquiétées immédiatement par les mises à l’index de Rudy Reichstatd [3]. Sans doute n’y a-t-il dans le choix des mots aucune intention, mais simplement le reflet de la formation de "l’élite" à l’origine de cette note. Quoiqu’il en soit, rien n’est moins sûr en ce qui concerne les sciences sociales. Le marxisme, par exemple, ou même les travaux des Pinçon-Charlot sur la bourgeoisie française, pourraient être désignés comme prochaines cibles par les zélotes de l’anticomplotisme. Car le spectre de définition du "complotisme" est ici très large !
Rudy Reichstatd le reconnaît lui même lorsqu’il écrit :
le conspirationnisme partage avec la science moderne l’idée que la vérité n’est pas donnée immédiatement, qu’il faut aller la chercher derrière les apparences, que les dogmes et les paroles officielles méritent d’être questionnés.
On ne saurait mieux dire. En quoi s’en différencie-t-il alors ? d’où vient l’affirmation que
la mentalité conspirationniste ressortit à une forme de pensée antiscientifique. Comme l’a mis en évidence une étude de psychologie publiée en 2013, les tenants de la théorie du complot sont plus susceptibles que les autres de rejeter des faits ou des consensus scientifiques comme l’alunissage ou le réchauffement climatique. De plus, en s’affranchissant de la charge de la preuve, le complotiste immunise son discours contre toute critique.
La réponse est intégralement contenue dans l’étude citée dans ce passage. Et rien d’autre.
La démonstration est la suivante :
- les conspirationnistes sont "plus susceptibles que les autres" de rejeter des faits ou des consensus scientifiques comme l’alunissage ou le réchauffement climatique [4] ;
- "le" complotiste s’affranchit de la charge de la preuve.
J’ai souligné le singulier dans le second point. Le premier point porte en lui la faiblesse des deux : "plus susceptibles que les autres" signifie que tous les complotistes n’ont pas le même comportement vis-à-vis des faits avérés ou des connaissances scientifiques consensuelles. On peut dès lors se demander s’il est pertinent de rassembler dans une même catégorie des individus dont certains adhèrent à ces vérités scientifiques communes, d’autres non, pour démontrer que tous ressortissent à une même forme de pensée préscientifique ! ainsi reformulé, le sophisme est ici évident.
Le second point procède de la même démarche : rassemblement dans une même catégorie ("le" complotiste) de plusieurs sortes d’individus qui ont des démarches fort différentes, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près.
Que le rejet de théories scientifiques consensuelles ou de faits solidement avérés [5] soient fortement corrélés avec l’adhésion à certaines thèses "conspirationnistes" n’est pas surprenant. Le ressort souligné par Frédéric Lordon, de recherche de la vérité par des gens qui se sentent légitimement exclus de l’accès au savoir, me semble avoir un fort potentiel explicatif.
La malhonnêteté de Rudy Reichstadt est, au nom de cette corrélation, d’interdire l’expression de ceux qui, précisément, ne réfutent pas les théories scientifiques les plus solidement établies, et ne se dispensent pas de la charge de la preuve.
Il est toujours facile de gloser sur le fait que rarement les "complotistes" ne produisent de preuves de leurs hypothèses : précisément, ceux qui en détiennent sont rarement en situation de les produire. Faut il rappeler qu’Edward Snowden, qui a produit des preuves suffisamment convaincantes de ce qu’il avançait pour être pris au sérieux, vit actuellement en exil loin de son pays d’origine, et clairement menacé de mort s’il quittait sa prison dorée ? Faut-il également débattre sur la qualification des faits révélés comme relevant du complot ? Rudy Reichstadt évite soigneusement le débat en omettant de citer Snowden, Naomi Klein, Peter Dale Scott, ou même Jean-Michel Vernochet, qui pourtant assume son appartenance au Réseau Voltaire [6].
Dès lors qu’un travail d’enquête est suffisamment sérieux et approfondi, il échappe encore à la critique des gardiens du temple. Gare cependant à ceux qui, sans avoir l’autorité morale ou intellectuelle des quatre précédemment cités, se risqueraient à reprendre leurs thèses sans les critiquer. La note de Rudy Reichstadt embrasse large, et, comme si l’amalgame déjà évoqué entre investigateurs méticuleux, amateurs brouillons, voire authentiques paranoïaques, ne suffisait pas, Reichstadt invente une sorte d’organisation complotiste... Reichstadt complotiste du complotisme, en quelque sorte :
Les blessures d’amour propre, les querelles tactiques et les intérêts financiers rendent les brouilles fréquentes entre les différents protagonistes de cette mouvance conspirationniste. Excommunications, menaces et campagnes de dénigrement par tweets ou vidéos interposés se multiplient,
De quelle "mouvance" exactement est-il question ? si Rudy Reichstadt veut parler ici de tous ceux qu’il a précédemment évoqué, le moins que l’on puisse dire est qu’il s’affranchit lui-même de la charge de la preuve que Thierry Meyssan et Alain Soral se seraient "brouillés" pour des raisons tactiques, d’amour propre ou financières... Mais au fait, se sont ils jamais entendus ? La profession de foi politique de l’un et de l’autre sont suffisamment éloignées pour que l’on puisse leur épargner le procès d’avoir appartenu, d’une manière ou d’une autre, à une même "mouvance" dont l’un ou l’autre aurait pu être "excommunié".
A contrario, il aurait pu évoquer Jean-Michel Vernochet, pour sa contribution aux publication du Réseau Voltaire, mais précisément évite le morceau. Trop gros, trop retors ?
Les absents
L’on peut se demander sur quels critères ont été retenus les "complotistes" cités dans cette note qui se présente comme un "état des lieux".
Le premier critère qui vient à l’esprit est évidemment de cibler tous ceux qui versent, peu ou prou, dans l’antisémitisme, ou plus exactement : l’antisionisme.
Une question pourtant ne souffre aucune discussion : Israël. Les théories du complot en circulation impliquant l’État hébreu, le Mossad ou le « lobby sioniste » sont à proprement parler innombrables
Qu’elles soient innombrables est vrai ; qu’Israël soit systématiquement évoqué dans toute hypothèse de complot est plus discutable. Mais il est vrai que le sujet est difficile à éviter : Naomi Klein elle-même consacre plusieurs pages à démontrer comment Israël a parfaitement adhéré à ce qu’elle nomme l’économie du désastre [7]. Doit-on rappeler par ailleurs qu’une frange significative de la gauche a longtemps dénoncé la création d’Israël comme un projet impérialiste ? l’ancien ministre du Front populaire Pierre Cot, qui avait auparavant appartenu à des mouvements de soutien à Israël, soutenait à partir de la fin des années 1950 qu’Israël devait désormais cesser "de se comporter en instrument d’une certaine politique occidentale au Moyen-Orient" [8]. Bref : si qualifier la création d’Israël de projet impérialiste est désormais assimilé à un "délire conspirationniste" susceptible de conduire au pire, les temps ont changé.
Mais cette piste n’est peut-être pas la bonne. A aucun moment, par exemple, n’est cité Hicham Hamza, qui n’est pourtant pas en reste en matière d’allégations douteuses sur l’implication non seulement d’Israël, mais aussi des juifs en général, dans les divers complots dont il fait hypothèse. Est-ce en raison de sa confidentialité ? Sans connaître les chiffres de fréquentation des différents sites, son site n’est sans doute pas des plus mal classés puisque, suite à l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo Rue89 l’avait répertorié parmi les 8 sites que l’on a le plus de chances de trouver en faisant une recherche sur le sujet.
Et l’Ukraine ?
Mis à part un article en forme de diatribe contre Bernard Henri Lévy et fortement imprégné de judéophobie, où l’Ukraine est citée au titre du décor de l’action, le sujet ne semble pas passionner Hamza. Il est même impossible de connaître sa position sur le sujet.
Peu chaut donc à Reichstadt que l’on soit antisémite, si l’on s’abstient de regarder la poussière sous le tapis du combat démocratique de l’Ukraine contre son puissant voisin. La cible de Reichstadt ne serait donc pas tant les complotistes judéophobes, que les complotistes qui remettent en cause le Grand Discours sur le rôle des Etats-Unis en faveur de la démocratie dans le monde.
Un coup d’œil sur le blog personnel que Reichstadt tenait avant de créer conspiracywatch.info confirme son atlantisme passionnel (doublé d’un goût certain pour les querelles byzantines) : il s’était alors fendu d’un article de défense de l’usage du terme "américain" contre celui d’"étatsuniens". Quelle importance ? Sans doute une sensibilité particulière pour l’essence messianique des Etats-Unis d’Amérique lui ordonnait elle de partir en croisade, déjà, contre les relativistes qui osaient mettre les Etats-Unis à leur nouvelle place, celle d’une nation parmi d’autres, pour certaines non moins américaines. Débat d’européens peut-être, puisque le terme même d’Amérique fait référence à la découverte du continent par un navigateur Florentin. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer l’absence totale des indiens d’Amérique dans l’argumentaire de Reichstadt. Eux non plus ne se désignaient pas comme "américains", évidemment, mais leur cas ne mérite apparemment pas d’être évoqué.
Que le gouvernement de Manuel Valls ait confié à un atlantiste viscéral le soin de rédiger une note sur le "complotisme" n’est pas une surprise ni une aberration. C’est pourrait-on dire, dans l’ordre des choses [9].
Mais il faut sans doute en retenir que le combat ici mené n’est pas, malgré les apparences, contre une forme de complotisme qui verrait du complot sioniste partout : il est d’abord dirigé contre ceux qui "font suer" le mythe de l’Amérique libératrice et dénoncent les Etats-unis des basses œuvres.
Que les cibles privilégiées par la note de Reichstadt soient Thierry Meyssan et Alain Soral n’est donc pas une surprise, même s’ils n’ont rien de commun politiquement [10]. Le premier vit aujourd’hui entre Damas et Beyrouth, sans doute plus ou moins sous la protection du pouvoir Syrien. L’acharnement de la diplomatie française à entrer ouvertement guerre contre la Syrie, alors même que les Etats-Unis avaient refusé de la suivre, suffirait à expliquer le traitement particulier auquel a droit Meyssan.
Quant à Soral, qui se contente souvent de publier des liens vers le site du réseau Voltaire en ce qui concerne la Syrie et le Moyen-Orient en général, il se distingue du premier par l’absence de retenue dans l’appréciation sur les gouvernements désignés comme cible par l’Empire. Quand Meyssan essaye de déconstruire avec plus ou moins de neutralité dans le ton, les discours sur la Syrie ou l’Ukraine, Soral déclare ouvertement son admiration pour la Russie de Poutine. Même si la diplomatie française s’est très nettement distinguée de l’Empire quant à l’opportunité d’une guerre contre la Russie -on peut le comprendre !- et a oeuvré avec l’Allemagne aux accords dits de "Minsk 2", elle ne semble pas prête à se fâcher avec son suzerain pour préserver la paix en Europe. Et, en tout état de cause, le site de Soral semble avoir une influence suffisante pour tenter de le faire taire.
La loi de janvier 1973
Les premières mesures de censure de sites internet ont eu lieu, au nom de la loi "antiterroriste" de décembre 2014 : c’est le site islamic-news.info qui en a fait les frais et numerama s’en est ému et renvoie vers la page Facebook d’islamic-news, toujours accessible, en demandant : où est l’apologie du terrorisme ? L’on peut supposer que voltairenet.org sera la première victime de la loi à venir qui va étendre cette prérogative du ministère de l’intérieur à d’autres motifs que le "terrorisme" [11].
La loi de janvier 1973 sera-t-elle le prochain casus belli pour interdire certains sites "complotistes" ? En tout état de cause, les personnes "raisonnables" ont déjà pris leurs distances avec tout énoncé sur la genèse de cette loi qui impliquerait la bourgeoisie financière : Frédéric Lordon déjà cité, qui défend d’une certain façon la "raison de la plèbe" à chercher des explications à ce qu’elle subit, tout en prenant ses distances avec la critique de la loi de janvier 1973 ; et bien sûr, notre Rudy Reichstadt qui ne voit dans la critique de cette loi qu’une "rumeur" (!) et rate une occasion d’éviter une perle :
(...) la réactivation du « mythe Rothschild » a pu également être observée à la faveur de l’entrée d’Édouard de Rothschild dans le capital de Libération
Rothschild, philanthrope de la presse "de gauche", pourquoi pas. Comme exemple pour dégonfler les thèses conspirationnistes, on pouvait, tout de même, sans doute trouver mieux.
L’exemple d’islamic-news montre que la censure d’internet n’est pas facile : la censure administrative porte sur une adresse IP, elle ne peut agir sur une page Facebook sans l’intervention de la société Facebook elle-même, à moins de censurer intégralement le site Facebook. Les censeurs le savent et ne vont pas dans l’immédiat se disperser par de la censure tous azimuts : on peut faire l’hypothèse que ne seront d’abord censurés que les média les plus fréquentés. En ce qui concerne la loi de 1973, le site d’Etienne Chouard constitue un bon candidat.
Voir en ligne : La note de Rudy Reichstadt sur le site de la fondation Jean Jaurès
Paradoxalement, la mesure qui sera sans doute prise comme réponse à "l’état des lieux" produit par Reichstadt, risque de produire l’effet contraire de celui recherché. Si la vérité est dite par la grande presse et la télévision, pourquoi vouloir interdire administrativement (c’est-à-dire : censurer) les sites internet qui contredisent cette vérité ? Je citais Frédéric Lordon dans mon article du 6 mars sur le même sujet : "au lieu de voir [dans le complotisme] un délire sans cause (...) on pourrait y voir l’effet (...) d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens". Voilà qu’on se propose de lui ôter un moyen de plus. Que croit-on qu’il va se produire ?
[1] Même s’il commet l’erreur d’attribuer à Galilée la thèse de Copernic ; le premier l’avait en tout état de cause soutenue et affronté à ce titre les autorités écclésiastiques.
[2] du moins la physique qui affirme, sans le moindre calcul ni la moindre confrontation à ses propres théorèmes élémentaires, que les tours du Worl Trade Center ont pu s’écrouler en moins d’une minute sous le poids de leurs étages supérieurs.
[3] Il ne faut pourtant pas sous-estimer la portée de la charge obscurantiste de ce travail. Toutes les sciences seront la cible des zélotes.
[4] On peut tout de même s’amuser de souligner que la "preuve" du réchauffement climatique, l’augmentation des températures "moyennes", n’est pas recevable scientifiquement, puisque la température est une variable intensive, autrement dit la température "moyenne" d’une masse aussi hétérogène que l’atmosphère, n’a aucun sens. Je ne donnerai cependant pas le plaisir à Rudy Reichstadt de me classer dans les "conspirationnistes" sur ce thème, car il me semble difficilement contestable que la consommation, en deux siècles, d’une quantité d’énergie fossile qui avait mis des millions d’années à se constituer, n’augmente la quantité d’énergie calorifique dans l’atmosphère -que l’effet de serre soit renforcé ou non, d’ailleurs.
[5] Je ne m’étends pas ici sur les choix de faits avérés ni sur quoi repose leur crédibilité ; on aurait pu toutefois choisir des connaissances telles que "la terre tourne autour du soleil" ou des faits tels que "la seconde guerre mondiale a bien eu lieu" pour vérifier si la corrélation reste la même. Rien n’est moins sûr...
[6] Du moins publie régulièrement sur voltairenet.org ce qui semble être le principal critère de définition du "réseau"
[7] Sa thèse, rappelons-le, n’est ni de voir un "grand complot" ni de nier la réalité de tout complot : elle montre comment s’est développé aux Etats-Unis ce qu’Eisenhower avait appelé le complexe militaro-industriel sur la base de catastrophes naturelles ou provoquées, que ces dernières l’aient été par diverses forces putschistes locales, souvent aidées par la CIA, ou même par des interventions militaires directes des Etats-Unis.
[9] Qu’on me pardonne de traiter le cas de Reichstadt du point de vue de quelqu’un qui découvre ses travaux : d’autres l’ont déjà "catalogué" de façon bien plus approfondie. Je renvoie à leurs travaux, libre à chacun d’en apprécier ou non la valeur.
[10] Thierry Meyssan se revendique explicitement du radicalisme républicain, Alain Soral développe un discours critique très "postmoderne" de la république.
[11] Le terrorisme constitue déjà une extension de la catégorie d’entreprise criminelle commune, destinée à y inclure le cas échéant des actes qui n’auraient pas été qualifiés de criminels en droit commun ; par exemple, une simple destruction de biens sans intention de causer de blessures.