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Chronique de la révolution : phase 4
Le salaire universel minimum entre dans le débat public
vendredi 7 août 2015, par
C’est paradoxalement une association entre un pseudo-libéral mais vrai défenseur du système féodal de type britannique, et un ingénieur du secteur public [1] membre du lobby familialiste, qui introduit le thème du revenu minimum garanti pour tous dans le débat public. Qu’ont ils derrière la tête ? Difficile de le savoir, mais peu importe. L’essentiel est qu’ils jugent nécessaire de promouvoir l’idée, au moins en apparence.
L’article co-signé Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, fort justement repris par la revue du Mauss -qui lui défend sincèrement le principe- contient évidemment un grand nombre des poncifs de droite sur le système de protection sociale ou de redistribution fiscal français. Laissons dire : ils ne pouvaient pas, sans perdre toute crédibilité, soutenir publiquement une telle idée avec des arguments contraires à ceux qu’utilise habituellement la droite.
Marc de Basquiat est un « familialiste », farouche défenseur du mécanisme des allocations familiales françaises et suffisamment logique et cohérent pour défendre, par conséquent, le principe d’un revenu de subsistance indépendant du travail. Gaspard Koenig est avant tout un adepte de l’inégalité, comme en témoignent beaucoup de ses articles sur l’Opinion. Prompt à citer Tocqueville mais loin d’avoir l’acuité de son regard sur les sociétés, et plus proche politiquement de la folie destructrice de Le Chapelier -ce qui n’était certainement pas le cas de Tocqueville.
Il faut lire ce que Gaspard Koenig écrit sur les migrants de Calais qui tentent de rejoindre l’Angleterre -non parce que l’Angleterre est fiscalement plus attractive, ou moins brutalement policière comme il semble le croire [2], mais souvent parce qu’ils y ont des proches qui peuvent les accueillir :
« De plus, ces migrants-là sont tout sauf des sauvages : le même rapport conclut « qu’une partie importante des exilés est issue des classes favorisées des pays de départ ». (...) Le rapport officiel rédigé par le préfet Aribaud (...) note semblablement que les migrants « sont souvent pourvus de diplômes ou exerçant des professions d’entrepreneurs et de commerçants ». (...) Ces désespérés encapuchonnés qui s’accrochent à l’arrière des camions ne sont ni des criminels ni des chasseurs de subventions, mais des jeunes gens civilisés, avec qui, si le cours de l’histoire avait été différent, on aurait peut-être fait des affaires, ou dont on aurait loué l’appartement sur Airbnb lors d’un voyage touristique en Syrie ou en Erythrée.
N’est-il pas légèrement vexant qu’ils soient prêts à risquer leur vie pour gagner l’Angleterre ? »
Tout est dit, ou presque.
Un, Gaspard Koenig pense que les hommes sont les mêmes partout et qu’il n’existe pas de nation ou d’ethnie par nature supérieure aux autres. Sur ce point, je le rejoins entièrement.
Deux, il pense également que les classes sociales défavorisées sont constituées de sauvages, de criminels, de chasseurs de subventions, de non-civilisés. J’attends toujours la statistique sérieuse qui appuyerait cela mais quand bien même, Gaspard Koenig ne se préoccupe pas de renverser cet ordre établi des choses. Pour lui, qui fait partie des classes favorisées, l’égalité méritocratique assortie du maintien de l’héritage (sans droits de succession) est un programme qui lui convient, puisqu’il lui assure qu’il resterait dans le peloton de tête et que les règles du mérite peuvent même faire en sorte que l’écart entre ce peloton et le reste, se creuse.
D’où lui vient cette passion nouvelle pour le combat presque monomaniaque repris par Marc de Basquiat ? Gaspard Koenig a bien compris que la droite libérale avait stratégiquement intérêt à s’allier avec la droite classique, traditionaliste et non-libérale, au moins dans le combat contre l’Etat et la fiscalité et pour le maintien d’une société inégalitaire. Et par ailleurs, que le principe même d’un salaire minimum non lié à l’activité, ne remettait pas fondamentalement en cause l’ordre établi : c’est même un des arguments de leur article.
La forme proposée, enfin, offre l’occasion de tous les dévoiements possibles : juste en apparence dans le principe, rien ne dit qu’elle le soit vraiment selon les paramètres de calculs qui seraient choisis. Quel serait le montant du « Liber » ? Quel serait le taux de la « Libertaxe » ? Serait elle progressive ? Que deviendrait la TVA ? Ne pas trop s’avancer mais faire sienne la maxime « faire que tout change pour que rien en change » est sans doute une tactique à laquelle Gaspard Koenig peut adhérer.
On ne peut lui nier une certaine intelligence et il se justifie lui-même d’ailleurs ainsi : « Donnons à chacun de quoi se libérer de la peur du lendemain - non pas au nom de la justice ni de la paix sociale, mais de l’autonomie. ». Koenig voit dans le salaire minimum indépendant du travail le cheval de Troie qui permettrait de faire passer toutes les pilules amères auxquelles la bourgeoisie révolutionnaire avait finit par renoncer, devant l’évidence de la destruction sociale qui en résultait.
Il n’a cependant pas l’intelligence économique d’un Bernard Friot [3] et ne voit aucun problème à soutenir ce revenu socialisé universel tout en déclarant que la retraite par répartition est « un vaste système de Ponzi » ! [4].
Voir en ligne : L’article de Marc de Basquiat et Gaspard Koenig
Peu importe les intentions inavouées de Koenig ou de Basquiat : c’est bel et bien l’idée de la socialisation du revenu et de l’égalité qui vient de progresser. Elle est donc portée par une lame de fond que nous ne voyons pas, mais qui provoque des mouvements jusque chez les partisans de l’inégalité.
[1] Marc de Basquiat a commencé sa carrière chez EDF et l’a poursuivie chez Areva. Nonobstant le statut juridique de droit privé d’Areva, cette société est assise essentiellement sur les marchés publics.
[2] Notons que le voeu de Gaspard Koenig va être prochainement réalisé, non parce que la France va cesser les brutalités policières envers les migrants, mais parce que la Grande-Bretagne va redoubler d’efforts en la matière.
[3] La thèse de Bernard Friot peut être résumée ainsi : la retraite par répartition équivaut à un accord social général pour verser une rémunération indépendante du travail, aux plus âgés. Les conditions d’acquisition des droits, généralement liées au travail durant la vie active -sauf pour la retraite de base aux Etats-Unis, mais Gaspard Koenig semble l’ignorer-, masquent ceci en grande partie. Il est donc savoureux de voir critiquer la retraite par répartition par une personne qui soutient par ailleurs un revenu universel non lié au travail ; propose-t-il de cesser de verser ce revenu à partir d’un certain âge ?
[4] Un système de Ponzi, plus connu en France sous le nom de pyramide, est un mécanisme d’enrichissement par recrutement permanent de nouveaux cotisants, qui doivent verser une cotisation à ceux arrivés plusieurs rangs avant eux dans le système. Le système s’effondre dès qu’il n’y a plus personne à recruter puisque les derniers arrivés (les plus nombreux !) ne parviennent même pas à se faire rembourser leur cotisation. Le résultat final est qu’une petite minorité (les premiers arrivés) s’enrichit considérablement au détriment d’une immense majorité. Ce système est considéré comme une escroquerie, sauf dans un cas. Paul Jorion fait remarquer que le mécanisme du prêt à intérêt passe toujours par trois étapes : la première est l’étape « couverte », c’est-à-dire que les premiers emprunteurs peuvent rembourser leur emprunt (principal et intérêts) avec leurs revenus. La seconde est l’étape « spéculative », c’est-à-dire que les nouveaux emprunteurs ne peuvent rembourser leur emprunt qu’à condition qu’ils parviennent à revendre plus cher le bien qu’ils ont acquis avec l’emprunt. La troisième est l’étape de « cavalerie », c’est-à-dire que le niveau des prix est tel qu’il n’y a plus assez de nouveaux acquéreurs. Les prix commencent à baisser, les derniers endettés ne parviennent donc pas à rembourser leur crédit, et la saisie de leurs biens ne fait qu’aggraver le phénomène en jetant sur le marché une grande quantité de biens à bas prix. C’est la crise des subprimes de 2007 aux Etats-Unis. Comme on le voit, rien à voir avec le système de retraite par répartition (voir note précédente). Cela voudrait dire qu’il y aurait, d’un seul coup, un effondrement du nombre de cotisants et, par ailleurs, que l’on prendrait sa retraite aussitôt après avoir versé sa première cotisation... Le système de Ponzi est à la retraite par répartition ce qu’une explosion de gaz est à la combustion de boulets de charbon : la rapidité du phénomène change tout, ce que Koenig semble n’avoir pas compris.