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Accident ferroviaire d’Eckwersheim
La vitesse en cause, vraiment ?
Ou l’art d’expédier une enquête en quatre jours
lundi 23 novembre 2015, par
Le verdict vient de tomber, à l’occasion d’une conférence de presse de (la) SNCF. Avant même que le BEA TT n’ai rendu la moindre conclusion, et après une enquête interne réduite au minimum [1] les faits sont énoncés, d’une façon telle qu’il sera difficile de les contredire par la suite : l’accident du TGV d’essai survenu samedi dernier, et qui a conduit au décès de onze cheminots, a pour cause une vitesse excessive du train, elle même mise en relation avec le fait que six personnes en plus du conducteur, pour la plupart non autorisées, étaient présentes en cabine.
Une telle hypothèse est l’occasion, pour un cheminot, de réviser ses connaissances de base sur le comportement dynamique d’un train.
Et notamment le point suivant : quelles sont les conséquences possibles d’une survitesse en courbe ?
La réponse, pour faire vite, est la suivante :
soit elle provoque un renversement du train,
soit elle provoque un ripage de la voie.
Contrairement à ce que suggère l’intuition, le déraillement "à plat", c’est à dire l’escalade du champignon du rail par le boudin de la roue, est très peu probable sans défaut du contact rail-roue (gauche de la voie, rail cassé, surécartement, mouvement intempestif d’une aiguille sous le train, différence d’usures excessive entre la roue et une lame d’aiguille, pièce traînante, rupture d’essieu ou de bandage de roue...) Les causes de déraillement sont nombreuses mais la survitesse, en général, n’en est une que par renversement. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit lors de l’accident du "TGV" espagnol à Saint Jacques de Compostelle.
C’est également la thèse du rapport technique interne : selon les calculs, dans une telle courbe le renversement de la rame survient entre 220 et 240 km/h et les bogies susceptibles de se renverser les premiers sont ceux des extrémités des voitures une et huit, qui ne sont liées aux motrices que part des attelages classiques.
Les traces constatées sur le terrain, notamment sur les traverses et les roues, corroborent en grande partie la thèse du renversement.
En l’occurrence, les dégâts subis par la rame suggèrent que la motrice de tête se serait mise en travers comme à Saint Jacques de Compostelle (voir photos) ce qui explique que la cabine soit restée intacte. Il reste un élément qui ne colle pas avec le renversement : le bogie encastré sur la culée du pont, dans la poutre. Il n’est pas renversé mais dans sa position "normale", à ceci près qu’il est évidemment déraillé. Il s’agit pourtant du second bogie de la motrice, qui à ce moment-là devait déjà être renversée. Il faut admettre qu’il est retombé à plat quand l’arrière de la motrice a frappé la poutre du pont.
Enfin, la survitesse a été officiellement enregistrée par l’ATESS, équipement qui enregistre en permanence la vitesse du train et quelques actions du conducteur. A ce sujet, un élément mérite d’être souligné, j’y reviendrai.
La rapidité de l’enquête pourtant interpelle et notamment, sur l’aspect suivant : comment la survitesse s’est elle produite ? La thèse implicite de la Direction de (la) SNCF est à la fois simple et terriblement lacunaire : il y avait sept personnes en cabine (au lieu des quatre au maximum normalement présentes dans une rame d’essai) donc les personnes excédentaires ont distrait le conducteur et les cadres traction donc tout ce petit monde a laissé le train aborder la courbe avec une vitesse excessive. Elle a d’ailleurs d’ores et déjà annoncé que ces personnes seraient sanctionnées.
Evidemment, une telle thèse peut être suggérée sans risque, mais elle ne peut pas être énoncée telle quelle. Il faudrait au minimum consulter un expert en « facteurs humains », qui demanderait au minimum à auditionner les témoins -par chance, tous survivants. Pas sûr qu’il validerait la thèse avec la même assurance !
Sans même parler d’expert en « facteurs humains », le témoignage des personnes présentes en cabine n’est même pas évoqué. A priori, ils sont coupables, on ne leur demandera pas leur version des faits ; est-ce à dire qu’on les soupçonnerait en plus de mentir si on les interrogeait ?
Sur ce qui s’est passé en cabine, on sait donc peu de choses. Le rapport d’enquête interne précise simplement :
« Depuis la baie frontale de la motrice de tête, les enquêteurs ont constaté :
· BP URG (Bouton Poussoir d’Urgence) du côté gauche du pupitre de conduite en position haute, c’est-à-dire inactif,
· MPF (Manipulateur de Frein) en position MA (Marche),
· MPT/F (Manipulateur Traction/Freinage) en position Frein Electrique à fond,
· ZPT (commande des pantographes) sur la position « 0 » pantographes abaissés,
· Z SEL PT (sélection du pantographe monophasé pour circulation sur LGV) sur position « LGV ».
Lors de l’extraction du boitier enregistreur des données ATESS à 11h40 le 15/11/2015 sous la responsabilité des autorités, les enquêteurs de la Direction des Audits de Sécurité ont constaté qu’il n’y avait pas de « plomb » sur la cassette enregistreuse. »
Deux point importants :
le conducteur avait bien déclenché le freinage, mais, malgré la vitesse largement supérieure à celle qui était prescrite, il n’a pas cherché à réduire la distance de ralentissement en actionnant le freinage d’urgence.
les enquêteurs de la SNCF n’ont pas eu accès immédiat aux données de l’ATESS pour déterminer la vitesse de la rame, et l’absence de « plomb » sur la cassette enregistreuse leur a semblé mériter d’être soulignée.
Ces éléments ne démontrent rien : le conducteur a pu estimer que sa vitesse était bonne [2] et ne pas juger utile de déclencher un freinage d’urgence.
L’absence de plomb sur la cassette de l’ATESS n’est pas normale, mais ceci ne dit rien sur qui l’a déplombée, pourquoi, et si la cassette présente n’a pas été altérée ou modifiée. Mais, pour le moins, la question ne doit pas rester sans réponse. Les autorités judiciaires n’interviennent pas tous les jours sur un accident de TGV (heureusement !) et ne savent pas a priori où se trouve la cassette de l’ATESS.
En tout état de cause, les enquêteurs internes se sont d’abord contenté de vitesses estimées, très approximativement, grâce aux données de la télésurveillance des installations au sol. Puis ils ont eu accès à une copie des données de l’ATESS, qui leur ont été remises par un officier de police judiciaire, sur demande faite auprès du procureur de la République.
Dans une rame d’essai, il est peu vraisemblable que sur le nombre de capteurs qui enregistrent toutes sortes de paramètres sur un grand nombre de disques durs, aucun des enregistrements n’ait survécu à l’accident. Même si les disques durs ont souffert du choc, les dégâts se limitent à la tête de lecture, au mécanisme et à quelques points du disque où la tête de lecture est entrée en contact. La majorité de la surface du disque reste exploitable, moyennant les outils ad hoc pour la faire parler. Bref : il y a à l’interieur de ce TGV assez de données pour essayer de reconstituer ce qui s’est passé.
Toutes les données sont là, exploitables, à condition de s’en donner le temps. Bien entendu, cela ne se fait pas en cinq jours.
Faute de simulation à partir des données existantes, il n’est pas possible d’affirmer catégoriquement que le TGV n’a pas déraillé mais s’est renversé, ou au contraire qu’il a bien déraillé mais pour une raison autre que la survitesse. Mais il n’est pas possible non plus d’affirmer avec certitude que la survitesse est la cause de l’accident ; le rapport interne déclare contradictoirement qu’elle est « probablement » la cause du déraillement, tout en déclarant à un autre endroit que la survitesse en est la caue « certaine ». Manifestement, une relecture dans la sérénité n’a pas été faite.
Sur l’état du matériel, le rapport interne est très laconique :
« aucun élément de défaillance de la rame d’essai n°744 de nature à avoir provoqué le déraillement. (...) aucune anomalie dans la maintenance préventive et curative de la rame. »
Pour la seconde affirmation, c’est bien le moins que l’on soit en droit d’attendre ! Mais il n’y avait pas non plus, dans le cas de l’accident de Brétigny-sur-Orge, « d’anomalie dans la maintenance préventive et curative » de l’aiguille sur laquelle le train a déraillé.
Quand au premier point, il élude de façon cavalière la question : y a-t-il eu un élément de défaillance de nature à avoir provoqué, directement ou indirectement, la survitesse probablement à l’origine du déraillement ?
Une dernière question, ou remarque, mérite d’être faite. Si la cause de l’accident était un défaut du matériel roulant, par exemple une désolidarisation d’une pièce essentielle d’un organe de roulement [3], le résultat de l’enquête pourrait-il le révéler sans risquer de condamner le TGV définitivement, pour l’exportation voire sur le réseau national ?
La réponse semble, aussi terrifiant cela soit il : non, il serait extrêmement difficile de le reconnaître. D’un point de vue économique, aussi bien pour Alstom que pour SNCF Mobilités, il est absolument nécessaire de mettre hors de cause la rame TGV en elle même.
Voilà pourquoi, peut-être, les données qui permettraient de tirer une conclusion avec certitude n’ont pas été exploitées avant de fournir une explication, et ne le seront peut être jamais.
La thèse présentée officiellement est plausible, mais elle laisse le désagréable sentiment d’avoir été écrite a priori et pour des raisons politiques, et d’avoir dispensé d’une enquête sérieuse.
Encore une fois, je serais tenté d’écrire : l’accident est dû à une erreur humaine ; oui, mais laquelle, et de qui ? L’enquête ne cherchera pas à savoir. L’on se contentera d’une science de bistro des « facteurs humains » et l’on pourra passer à autre chose. L’important pour l’ordre public est qu’il y ait un coupable.
[Ajout du 4 décembre : la fédération CGT des cheminots émet des critiques du même ordre dans un communiqué :
]
[Ajout du 4 avril 2016 : le premier rapport du BEA TT contredit la SNCF en écrivant que la présence de trois personnes non autorisées en cabine n’est pas la cause de la survitesse. Il pose en revanche la question, fort opportunément : à quoi servent de tels essais ? Les calculs effectués a posteriori par la SNCF montrent que la vitesse d’essai prévue était très proche de la vitesse de renversement théorique. Pourquoi prendre le risque de le vérifier, alors qu’il s’agit d’une vitesse très supérieure à la vitesse d’exploitation commerciale ? Ce sont donc les responsables des essais qui sont implicitement visés par le rapport du BEA TT...
[1] Les enquêtes internes techniques demandent des semaines sinon des mois. De plus les experts cheminots venus sur place se sont vu refuser l’accès à la quasi totalité des éléments de la rame accidentée, ils n’ont pu que prendre des photographies
[2] Après une marche à 350 km/h, l’impression de vitesse est totalement faussée et il n’est pas possible de jurer si l’on roule à plus ou à moins de 200 km/h.
[3] L’évènement s’est déjà produit, fort heureusement à petite vitesse.