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Tout sauf Clinton

Chute de l’Empire, seizième année

Ou pourquoi je soutiens Donald Trump

lundi 7 mars 2016, par Frédéric Poncet

Autant le dire tout de suite : le sous-titre de cette article est une boutade. Il s’agit simplement d’exprimer de façon provocatrice l’idée que l’élection d’Hillary Clinton à la présidence des Etats-Unis, contrairement à ce que pensent certainement beaucoup de gens sincèrement progressistes, ne serait pas une bonne nouvelle pour le reste du monde (et sans doute pas non plus pour les Etats-uniens, à ceci près que pour eux les autres candidats susceptibles d’être élus ne présagent pas non plus de bonnes nouvelles). Voici pourquoi.

Je ne vais pas bouder mon plaisir de conspirationniste en relayant ici les propos d’une éminente personnalité intellectuelle, en l’occurrence consultant spécial sur les objectifs de développement du Secrétaire Général de l’ONU, et ce d’autant moins qu’il n’est pas du tout de mon obédience économique. Naomi Klein, souvent citée ici, a notoirement critiqué les politiques économiques qu’il a préconisé pour la Bolivie, la Pologne, la Russie.

A vrai dire, je ne partage pas non plus son analyse des raisons fondamentales de la situation actuelle en Syrie. L’opposition entre chiites et sunnites n’y est pour rien, pas plus que ce que les Etats-uniens peuvent en penser. Je soutiens que les raisons, au sens scientifique du termes, c’est-à-dire les phénomènes qui peuvent être vus comme des causes d’autres phénomènes dans le cadre d’une théorie générale des phénomènes sociaux, sont à rechercher du côté des intérêts au sens le plus commun du terme, plutôt que du côté de l’idéologie ou de la religion. Je crois que bon nombre de personnes qui se disent marxistes peuvent être d’accord avec cette approche, et la plupart des sociologues devraient l’être aussi.

S’il faut chercher une « raison » à la guerre qui déchire la Syrie depuis cinq ans, il faut donc utiliser le mot-clef « gazoduc » sur votre moteur de recherche préféré, plutôt qu’« islam », « chiisme » ou « sunnisme ».

Cette recherche donne de nombreux résultats. Celui-ci m’a semblé le plus intéressant, car d’une part, l’article date de 2007 : on ne peut donc pas le soupçonner d’avoir tenté un éclairage énergétique a posteriori sur le conflit syrien. D’autre part, il exprime un point de vue hostile à la situation actuelle de forte dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz russe : il n’est donc pas suspect de chercher à dissimuler l’intérêt qu’auraient les pays européens, selon lui, à privilégier une source alternative.

Il faut ajouter le mot-clef « Qatar » pour trouver une carte telle que celle-ci. Il y en a quelque autres qui évoquent ce projet qatari, manifestement concurrent des gazoducs russes.

Le projet qatari date de 2009, du moins a-t-il été rendu public cette année là. L’article de Michel Grelier montre que la préoccupation européenne de s’affranchir du gaz russe existait bien avant.

A propos du Qatar, il convient d’apporter quelques précisions. Beaucoup ont pu s’étonner de la place que prenait ce (riche) petit pays dans l’économie française, de façon plus médiatique que significative (mécénat du prix de l’arc de triomphe, co-organisation du Tour du Qatar avec la société du Tour de France, achat du PSG en 2011-2012...)
Assistait-on à une privatisation du pays des droits de l’homme au profit d’une petite monarchie rétrograde ? N’en déplaise aux « déclinistes », imaginer que la France a perdu son rang au point d’être en quelque sorte colonisée par le Qatar, c’est mal comprendre ce qu’est le Qatar.

Comme la plupart des monarchies du Golfe arabo-persique, on peut le considérer en première approximation comme une propriété privée -celle de la famille royale- et dont l’économie est à ce point dépendante des produits pétroliers (l’extraction des combustibles fossiles représente 60% de son PIB ) qu’il est tentant, en première approximation, de poser l’équation : intérêts du Qatar = intérêts de la famille Rockefeller [1].
D’aucuns pourraient critiquer cette vision réductrice et souligner que la famille Rockefeller ne dirige plus la société Exxon-Mobil. Il reste vrai que le Qatar peut être décrit comme un féodum... des Etats-Unis. Que le bon peuple de France inquiet de l’influence croissante des Sarrasins se rassure : en fait, ce sont des intérêts privés états-uniens qui rachètent ses jeux du cirque. Mais ces gens-là aiment la discrétion, et brouiller les pistes.

De même, un examen plus approfondi des données disponibles montre qu’en réalité, les intérêts de la société Exxon-Mobil au Qatar sont relativement récents et étroitement liés au spectaculaire développement de la production de gaz naturel liquéfié au Qatar, devenu en 2006 le premier producteur au monde. Et il se trouve que cette place est liée à la découverte d’un gisement qui pourrait également être exploité... par l’Iran. Nous y revoilà !

Peu importe le rôle exact des Rockefeller ou de Rex W. Tillerson : ni le chiisme, ni le wahhabisme, ne sont nécessaires et utiles pour comprendre les conflits dans la région. Poursuivons notre recherche en choisissant les bons mots clefs.

A ce point un petit récapitulatif chronologique des évènements n’est sans doute pas superflu. Sous réserve de ne pas perdre de vue que nous n’avons accès qu’à l’écume des choses, et qu’un évènement dont nous croyons connaître la date a pu en réalité prendre son origine quelques années auparavant, la chronologie a théoriquement le mérite d’éviter les confusions les plus grossières entre les effets et les causes : les uns ne pouvant, dans une logique déterministe, survenir avant les autres.

2000 : l’Irak menace le dollar

Tout le monde en France admet que le soit-disant programme d’armes de destruction massive de l’Irak n’était qu’une invention. Il faut rappeler qu’à l’époque, la France n’avait toujours pas accepté les conditions posées par les Etats-Unis pour rejoindre le commandement intégré de l’Otan, et menait une politique étrangère autonome dans les pays arabes. Elle avait refusé de suivre les Etats-Unis dans la guerre en Irak ; tout le monde se souvient du brillant discours de Dominique de Villepin, alors premier ministre, à la tribune de l’ONU.
Il n’y avait donc aucune réticence de la presse française à contester la théorie des armes de destruction massive, et à railler ce pauvre Général Powell, bon soldat obligé d’agiter une ridicule petite fiole de poudre de perlimpimpin en guise de « preuve ».

Peu ont alors cependant mis en exergue la véritable raison qui poussait les Etats-Unis à détruire l’Irak : trois ans plus tôt, le Conseil de Sécurité de l’ONU avait autorisé l’Irak à adopter une mesure qui constituait de fait une menace pour le dollar, monnaie-dette qui n’est plus gagée que sur le pétrole depuis les années 1970. Il faut retenir de cet épisode que le Conseil de Sécurité de l’ONU ne semble pas avoir agi avec le plein assentiment des Etats-Unis, mais pour éviter le risque d’un choc pétrolier et ses conséquences économiques. Sage décision, pourrait-on dire, s’il n’y avait pas eu dans le jeu une puissance économique et militaire que cette décision rendait subitement fragile : le crédit du dollar était désormais susceptible de s’effondrer à tout moment. Comme un enfant de cinq ans, la Puissance ne voyait plus qu’une façon de réagir : par la force, tant qu’elle en disposait encore.

2003 : les Etats-Unis envahissent l’Irak

Les Etats-Unis décidèrent donc d’envahir l’Irak. Sans même se préoccuper de ce que cela impliquait ! L’expérience montra que l’Empire n’avait même pas de théorie acceptable pour élaborer ce qui allait suivre : il n’était pas question que l’Irak devienne officiellement une colonie ou un cinquante-et-unième Etat, mais il n’était pas question non plus d’en faire un Etat réellement indépendant et démocratique, avec le risque... qu’il recommence à défier le dollar. La tentative de recréer un Etat Irakien docile fut laborieuse, et se traduisit par deux guerres civiles.

La priorité affichée par Paul Bremer, alors nommé « directeur de la reconstruction et de l’assistance humanitaire en Irak » (pour ne pas dire... gouverneur de la province d’Irak), est d’éradiquer le baassisme : entre autres décrets, il interdit le parti Baas et démobilise l’armée irakienne. En quelque sorte, il mobilise ses ennemis contre lui, plutôt qu’essayer de les intégrer au nouvel Etat...

Dès cette époque, l’Empire a recours à des mercenaires, sans faux pavillon : la société Blackwater, rebaptisée depuis Academi. L’occupant leur accorde tous les droits, y compris de tuer sur simple suspicion, ce qui conduit à tous les abus imaginables. Excédée, la population de Falloujah en arrive à fêter en liesse le lynchage de quatre d’entre eux. On notera que les gardiens du temple veillent à ce que même la version française de Wikipédia reste silencieuse sur la raison qui a conduit à ce lynchage.

C’est sans doute ce qui marque le début d’une insurrection dans la ville de Falloujah, en novembre 2004. Par sa politique, Paul Bremmer a réussi à constituer une armée de rebelles, constituée d’anciens militaires de l’armée irakienne, et soutenus par la population. L’épisode des sévices infligés dans la prison d’Abu Graïb ne fait qu’ajouter à la haine que les irakiens peuvent éprouver pour tout ce qui se dit américain.

La rébellion est difficilement matée par l’armée des Etats-Unis, et cette guerre contre l’occupant, se traduit par l’enfermement de centaines de milliers de combattants dans d’immenses camps : peu connus en France, ils le sont des Irakiens. Notamment Camp Bucca.

En 2003, après l’invasion de l’Irak, Colin Powell en visite à Damas aurait invité Bachar El Assad à prendre en compte les nouvelles réalités dans la région et exigé un certain nombre de choses relatives à l’équilibre des forces, à cesser de soutenir le Hezbollah et autres demandes de ce genre. Mais il n’y avait pas de plan pour le renverser, du moins pas de plan « actif ». On peut imaginer que la CIA réfléchissait à la façon de s’y prendre, mais le passage à l’acte n’était sans doute pas décidé. Le discours de Powell fait plutôt penser qu’El Assad était encore vu comme un dirigeant avec qui il fallait négocier.
La menace d’envahir le pays et de le destituer de force est pourtant clairement agitée.

2005 : la réforme de l’ONU

Une contribution d’Hubert Védrine sur le sujet résume fort bien l’enjeu de la réforme de l’ONU : en 1945 ce n’est pas « la communauté internationale », mais des vainqueurs qui ont fixé les règles des Nations unies, de Bretton Woods, des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, etc. En 2005, les Etats-Unis s’estiment vainqueurs de l’Union Soviétique et revendiquent, plus ou moins explicitement, d’imposer à l’ensemble du monde des règles qui les avantagent ; notamment en matière commerciale. L’épisode de 2000 à 2003, que je viens de rappeler, a vraisemblablement convaincu la plupart des dirigeants des Etats-Unis que l’ONU n’est plus adaptée à leur politique et qu’il convient de la réformer. La plupart des Etats membres sont d’accord, pour d’autres raisons, souvent symétriques ; voir par exemple le discours de Kadhafi quelques années plus tard sur le sujet.

Bien que ce projet de réforme n’ait qu’un rapport indirect avec notre sujet, il s’agit d’un témoignage qu’à partir de l’épisode irakien, les Etats-Unis ont pour préoccupation de consolider la position de puissance dominante qu’ils pensent avoir acquise en 1991 avec la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie, mais qui déjà se voit menacée.

2006 : l’Iran s’en mêle

L’année 2006 voit plusieurs évènements majeurs pour comprendre la suite : l’Iran décide de créer un marché du pétrole en euros. A nouveau, l’escroquerie de la monnaie-dette non gagée sur une référence stable risque d’être démasquée et par suite, la place de première puissance économique remise en cause. La première réaction de la Réserve Fédérale des Etats-Unis, le 23 mars, est de cesser de publier l’aggrégat M3, prélude à une utilisation abusive de la planche à billets verts que l’on souhaite évidemment masquer.

L’expérience de l’invasion de l’Irak, dont les Etats-Unis ne parviennent pas à se retirer (on est alors en pleine « guerre civile ») rend impossible toute opération militaire contre l’Iran.

La riposte prend donc la forme d’une série de sanctions économiques décidées par le Conseil de Sécurité de l’ONU en décembre 2006. Le motif officiel des sanctions est le programme nucléaire de l’Iran, mais le redémarrage de ce programme avec le soutien de l’URSS a suivi la guerre Iran-Irak, c’est à dire dès 1988 ou 1989. La déclaration manifestement hypocrite du Conseil de Sécurité « se déclarant à nouveau vivement préoccupé » en 2006 ne devrait donc tromper personne.

2006 est également l’année où le champ North Dome, exploité par le Qatar, devient la première source mondiale de production de gaz naturel liquéfié. Mais son exportation se fait par méthaniers, via le détroit d’Ormuz. Elle est assujetie au bon vouloir de l’Iran.

Et le 30 décembre 2006, Saddam Hussein est condamné à mort et pendu. Arrêté depuis le 14 décembre 2003, il n’a aucun lien avec l’insurrection et ne constitue plus une menace militaire. Son procès dure depuis deux ans. Son aboutissement miraculeusement opportun à ce moment là est donc un signal très clair des Etats-Unis aux dirigeants de la région : voilà ce que nous sommes prêts à faire, voilà ce que nous faisons du droit, nous ne respectons rien sinon la raison du vainqueur.

2009 : fermeture de Camp Bucca

L’année 2009 est d’abord celle de l’aboutissement de plusieurs années de négociation pour la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. C’est une capitulation totale pour la France, qui n’obtient aucune des contreparties qu’elle demandait pour cela. Mais c’est une capitulation qui était déjà inscrite dans l’élection en 2007 de « Sarkozy l’Américain » à la Présidence de la République.

Est-ce un signe pour les Etats-Unis qu’il est temps de changer de stratégie au Moyen-Orient et de passer à l’action ? Quelle que soit l’importance de ce signe, même minime, il fait partie de l’ensemble des signaux qui ont donné à l’Empire une impression de pouvoir tout se permettre.

Il y a, a contrario, le discours de Kadhafi devant l’assemblée de l’ONU. C’est une première depuis qu’il est chef de l’Etat Libyen. Son discours est un appel au « petits pays » à contester le pouvoir des « grands ». Il caresse la Chine dans le sens du poil en faisant remarquer qu’elle est le seul membre du Conseil de sécurité a y avoir été élu. A mots couverts mais parfaitement compréhensibles par tout diplomate ou chef d’Etat, il montre le basculement qui est en train de s’opérer dans l’équilibre des puissances. Il fait une allusion au fait que la France se prépare certainement déjà à l’attaquer, et tente d’avertir les autres chefs des « petits Etats ».

Il est difficile de dire si la fermeture de la prison Camp Bucca est en rapport avec le projet de gazoduc Exxon-Mobil ; vraisemblablement non, car la fermeture de ce creuset était sans doute au programme dès le départ. Mais le fait est que le refus par la Syrie de laisser passer ce gazoduc, conjugué à la menace de fermeture du détroit d’Ormuz par l’Iran, lui-même potentiellement intéressé par l’exploitation du champ de gaz North Dome, constitue un risque pour les Etats-Unis de voir la Russie et ses alliés moyen-orientaux devenir les acteurs majeurs de l’approvisionnement énergétique de l’Europe ; risque inacceptable pour les Etats-Unis selon la théorie géopolitique du « Heartland », comme je le rappelais dans cet article.

Bien entendu, les prisonniers de Camp Bucca sont alors relâchés sans aucune explication. Ils n’ont pas été jugés, ils ont instauré au sein de la prison un mode de fonctionnement semblable à celui que faisait régner Paul Bremer sur l’Irak, sans doute encore plus violent et décomplexé. La prison a compté jusqu’à vingt quatre mille prisonniers. Combien sont relâchés en 2009 ? La CIA a-t-elle pu expérimenter sur eux son savoir-faire en manipulation, construit dans les années 60, rodé à Guantanamo ? Imaginer que non ressemble à de la naïveté.

Tous les témoins interrogés aujourd’hui feignent de n’avoir pas vu venir le problème, ou bien de l’avoir redouté mais sans préciser qui a pris la décision.
« (...) en 2009, la prison a relâché des centaines de criminels dans la nature. Saad Abbas Mahmoud, un chef de la police irakienne, craignait que 90% des prisonniers qui ont été libérés ne retournent sur les chemins du crime. » écrit Pauline Hofmann sur Europe1.fr ; « Dans le cas de "camp Bucca", cela a pu avoir des conséquences que l’on n’imaginait pas à l’époque », Que l’on imaginait pas, vraiment ? De la part du chef de la police irakienne, c’est plausible ; de la part des experts de la CIA, c’est impossible.

« Résultat : le numéro 2 de l’Etat islamique et plusieurs des conseillers de Baghdadi sont d’anciens militaires de Sadam Hussein. »

Et le « numéro 1 », Abou Bakr Al Baghdadi, est aussi un ancien de Camp Bucca. Libéré, lui aussi...

Je ne pourrais raisonnablement pas développer davantage l’historique de l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis de 2003 à 2011, mais la remise en ordre des évènements montre que la puissance occupante, en instaurant de fait un régime médiéval dans le pays, ou l’auctoritas n’existe plus et ne subsiste que la force armée et les exécutions sommaires, a créé les conditions d’émergence de ce qui deviendra le soit-disant état, soit-disant islamique. Et l’établissement de ces conditions est parfaitement maîtrisé par les experts états-uniens.

A ce sujet, il faut rappeler la grande maîtrise de la psychologie qu’a acquis la CIA dans les années 1950 et 1960, lorsqu’elle cherchait à comprendre les ressorts de développement du communisme dans le monde. Certaines de ses expériences n’ont pas été concluantes : les séances d’électrochocs répétés ne parviennent pas à effacer la mémoire à long terme, même s’ils produisent des dégats considérables sur la santé mentale des victimes de cette pratique. Mais elle a bel et bien acquis une connaissance exceptionnelle de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Si elle a renoncé à la théorie du lavage de cerveau, elle n’en a pas moins appris à torturer sans laisser de séquelles autres que psychiques. Elle a également acquis une maîtrise remarquable des techniques de manipulation des foules, de la façon d’inspirer la peur, etc. Goebbels, si souvent cité comme un expert en la matière, n’avait qu’une connaissance empirique des choses ; la CIA en a construit un véritable corpus scientifique. Il faut avoir une foi religieuse dans le caractère démocratique des Etats-Unis pour refuser d’admettre que cette science puisse être mise au service, non pas du « Bien », mais simplement des intérêts bien compris des classes dirigeantes du pays.

C’est aussi l’année où un premier gazoduc est inauguré entre l’Asie centrale et la Chine. Il ne menace pas directement les intérêts occidentaux mais il fait partie d’un projet beaucoup plus ambitieux, « pharaonique » diraient nos habiles gestionnaires, que les Chinois révèleront officiellement en 2013 sous le nom « Une ceinture, une route » ou, depuis 2014 sous le nom de « Nouvelle route de la soie ». Cet axe de communication transcontinental contribuerait à favoriser le développement économique de la Chine, qui à ce moment là n’est pas encore la première puissance économique mondiale, mais dont la trajectoire indique déjà que ce n’est plus qu’une question d’années.

Le quotidien Les Echos révèle, entre les lignes, combien ce projet est jugé embarrassant pour l’Empire Etats-Unien et ses vassaux :

« Au lieu d’être à la périphérie de l’économie mondiale, l’Asie centrale sera en son centre. Et la forme de gouvernement autoritaire de la Chine acquerra un immense prestige avec des répercussions négatives considérables pour la démocratie dans le monde.

Mais plusieurs facteurs invitent à se demander si ce projet de nouvelles routes de la soie peut réussir. Jusqu’à présent, la croissance basée sur les infrastructures a bien fonctionné en Chine parce que les autorités chinoises sont en mesure de contrôler l’environnement politique. Cela ne sera pas le cas à l’étranger, où l’instabilité, les conflits et la corruption interféreront avec ses objectifs. »

L’instabilité et les conflits : justement, la Syrie et l’Ukraine sont sur le trajet de cette nouvelle route de la soie. Est-ce le hasard qui fait « bien » les choses ?

2010 : début des révolutions Tunisienne, puis Egyptienne

Au commencement, ces deux pays connaissent, presque concommitamment, des révoltes populaires et pacifiques motivées par le chômage, la chereté de la vie et un autoritarisme d’Etat qui rend les difficultés économiques insupportables.

Certains soutiennent aujourd’hui que ces révolutions ont été créées de toutes pièces par les techniques de manipulation de la CIA. Un bref retour sur les évènements conduit à écarter cette thèse : il y a eu bel et bien un soulèvement populaire, largement spontané et sur des revendications sociales et non démocratiques, comme c’est la marque habituelle des manifestations provoquées par des ONG occidentales.

Il faut noter d’ailleurs que ces deux pays ne figurent pas sur la carte de redécoupage confessionnel soutenue par Robin Wright en septembre 2013. Est-ce parce qu’à ce moment là les Frères musulmans ont déjà réussi à neutraliser les révolutions et que le cas de ces pays est considéré comme réglé ? Quoi qu’il en soit, aucun projet de redécoupage ne fait surface.

En revanche, il est fort possible que ces révolutions aient été vues comme une formidable opportunité d’organiser des coups d’Etats dans les autres pays cibles : c’est à cette époque que Roland Dumas affirme avoir entendu parler de choses qui se préparaient en Syrie.

La façon dont les révolutions tunisienne et egyptienne ont été présentées -des révolutions "arabes"- visait clairement à préparer de pseudo-révolutions dans d’autres pays.

2011 : la France bombarde seule la Libye

Le revirement brutal de la France vis-à-vis de la Libye est assez incompréhensible. Il se traduit par l’assassinat d’hommes de la françafrique, vraisemblablement devenus gênants ou potentiellement dangereux compte tenu de ce changement radical.
On peut noter qu’il survient juste après l’intégration de la France au commandement intégré de l’OTAN et qu’il est opéré par le Président qui n’a pas hésité à recevoir Kadhafi avec tous les honneurs quelques années plus tôt, au point de mettre tout le monde mal à l’aise. La personnalité de Nicolas Sarkozy et son surnom de « Sarkozy l’américain » permet de supposer qu’il agissait déjà en service commandé et qu’il y a eu en 2011 un excès de zèle de sa part. Mais il y a également un intérêt particulier de la France à se débarrasser de Kadhafi : son projet de création d’une monnaie commune africaine entre en concurrence cette fois non pas avec le dollar, mais avec le Franc CFA [2].

Pour quelle raison les Etats-Unis ne suivent pas la France et la Grande-Bretagne à ce moment là ? Il est difficile de le dire, et le retour de « daech » en Libye montre bien que les Etats-Unis n’ont pas renoncé à détruire ce pays. Peut-être s’agit il simplement d’un désaccord d’agenda entre l’Empire et son vassal.

Hillary Clinton

Revenons en à la candidate du parti Démocrate, si justement critiquée comme responsable de la situation actuelle par Jeffrey Sachs, même si elle n’est pas la seule. Il serait injuste de lui faire le procès d’avoir programmé les évènements il y a quinze ans, lorsque l’Irak prit la décision malheureuse de choisir l’euro contre le dollar. A cette époque, elle n’envisageait sans doute pas d’exiger la destitution de Bachar El Assad comme elle le fit avec tant d’insistance ces dernières années. Le point de vue d’Hillary Clinton sur l’origine d’Al qaïda, exprimé publiquement notamment dans cet extrait d’une émission de CNN peut même sembler extrêmement raisonnable puisqu’elle dit en substance : « nous (les Etats-Unis) avons créé Al qaïda pour combattre l’Union Soviétique en Afghanistan, alors soyons prudents dans ce que nous faisons et attendons nous à en récolter les fruits ». Mais on ne peut pas ignorer ce qu’il y a de cynique dans sa façon de mettre dans la balance la « victoire » contre l’Union Soviétique. Elle ne conteste pas qu’il y ait eu des côtés « positifs » à l’affaire ! Elle laisse seulement entendre qu’il aurait été préférable d’assumer cette politique étrangère jusqu’au bout.

Y compris lorsqu’elle admet avoir commis une erreur en votant pour la guerre en Irak c’est pour enfoncer le clou sur son attitude vis-à-vis de la Syrie : elle « reconnaît son échec » mais soutient que les occidentaux auraient dû « identifier, former et équiper des figures modérées » d’opposition pour les aider à « mieux résister aux forces de Bachar al-Assad ». En clair, elle regrette seulement que le plan états-uniens pour destituer Bachar el-Assad n’ait pas fonctionné, mais en rejette la responsabilité sur « les occidentaux » et non... sur le principe lui-même !

Comme son mari, Hillary Clinton partage totalement l’idée que les Etats-Unis doivent dominer le monde. Qu’elle cherche à habiller cette domination sous un aspect présentable, aux yeux des autres nations, ne témoigne pas plus d’un sens moral que d’une parfaite compréhension des rapports de force réels, de ce qui est acceptable par les autres et de ce qui ne l’est pas.


Voir en ligne : Une traduction de l’article de Jeffrey Sachs


Notre petit détour historique nous a permis, au passage, de découvrir que si le mot-clef « gazoduc » était une bonne piste pour découvrir des phénomènes explicatifs à la guerre en Syrie, il n’était pas le seul. Le statut du dollar et son rôle dans la domination économique du monde par les Etats-Unis, en est un autre (et, dans une certaine mesure aussi, celui du Trésor public français et son rôle dans la domination de l’Afrique CFA par la France).

Donald Trump a largement prouvé, par ses votes et par ses déclarations, qu’il est totalement incompétent en matière de politique internationale [3]. Son discours flatte les états-uniens qui préfèreraient un repli-sur-soi de leur pays, mais il est illusoire de croire que c’est la politique qui serait effectivement menée sous sa présidence. Il serait, bien plus qu’Hillary Clinton, manipulable par l’appareil militaro-industriel et tous les va-t-en-guerre du pays. Trump est sans doute l’expression d’une certaine détresse d’un Empire qui voit bien sa puissance s’évanouir et son rang passer au même niveau que la Russie ou la Chine, voire derrière... mais cette expression politique du déclin de la puissance se traduirait certainement par une politique guerrière, agressive et aventuriste. Clinton, sans doute, essayera encore d’habiller l’interventionnisme états-uniens des oripeaux de la démocratie. Mais elle n’oeuvrera pas pour la paix comme l’a fait Obama, de façon trop discrète sans doute, mais réelle.


[1Une étude du droit anglais permet de soutenir que, dans une société moderne, la survivance d’un droit féodal conduit à supprimer pratiquement toute distinction entre la Couronne et n’importe quelle personne privée, autrement dit qu’il est loisible d’affirmer que ce qu’on nomme Etat dans un pays de droit civil comme la France, est assimilable à la propriété privée du monarque. Je développerai ultérieurement.

[2La parité fixe entre l’euro et le Franc CFA, garantie par le Trésor français, fait qu’imprimer des Francs CFA revient de fait à imprimer des euros « au nom et pour le compte » de l’Etat français ; ceci donne de fait un droit de regard des autorités françaises sur la politique monétaire des pays de la zone CFA.

[3Il semble en revanche qu’il soit beaucoup mieux entouré et conseillé que sa concurrente. Il y a sans doute une grande part de démagogie dans son discours officiel et une part de jeu d’acteur qui ne correspond pas à ses intentions réelles.