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La loi "Travail" n’inverse pas la hiérarchie des normes
mardi 3 mai 2016, par
"Inversion de la hiérarchie des normes", disparition du "principe de faveur"... parmi les nombreuses critiques que suscite la loi "Travail" -et que je partage pour la plupart- il s’en trouve certaines qui non seulement sont fausses, mais qui de surcroît portent en elles une incompréhension de principes fondamentaux du droit civil et rejoignent d’une certaine façon cette dérive du droit qu’elles affirment combattre...
J’ai pu constater récemment que pour un certain nombre de syndiqués, « hiérarchie des normes » et « principe de faveur » seraient des formules juridiques à peu près synonymes, ou du moins complémentaires, qui signifieraient : entre deux normes, il existe toujours une hiérarchie et celle qui est la plus favorable au salarié est hiérarchiquement supérieure à l’autre, autrement dit : c’est la plus favorable qui s’applique.
Une telle vision du droit n’est pas en totale contradiction avec les effets des textes existants, mais il s’agit d’une réduction très simpliste et globalement fausse. Ce n’est pas ainsi que fonctionne le droit français !
Cette lecture se fonde sur le cas d’école suivant : un texte (le code du travail) précise que les salariés ont droit à un certain nombre de jours de repos. Un autre texte (la convention collective) peut éventuellement en accorder davantage, mais pas moins.
La hiérarchie des normes signifierait simplement qu’un texte (la convention collective, ou plutôt son arrêté d’extension) ne peut en aucun cas « être en dessous » d’un texte qui lui est « supérieur » (le code du travail). On voit immédiatement la difficulté logique que pose une telle formulation (en quoi un texte est il « en dessous » d’un autre, juridiquement parlant) et le principe de faveur apporterait la réponse : un texte est au dessus s’il est plus favorable au salarié. D’où sort ce principe ?
Procédons par ordre en rappelant ce qu’est la hiérarchie des normes.
Son fondement est d’ordre logique : le droit civil ne se veut pas être, contrairement au droit jurisprudentiel, un droit « au cas par cas ». Il se veut un système cohérent qui décrit d’une façon abstraite ce qui est interdit, ce qui est obligatoire. Cette conception du droit implique qu’il existe certains textes nécessaires à la compréhension des autres : par exemple, on ne peut appliquer la loi aux cas concrets sans prendre en compte la règle générale énoncée par l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Celui-ci énonce que nul ne peut être empêché de faire ce que la loi n’interdit pas, nul ne peut être forcé de faire ce qu’elle n’oblige pas.
Dès lors, la loi n’a pas besoin de prévoir de façon exhaustive tous les cas d’application possible et le travail d’interprétation par les juges se voit considérablement réduit : si la loi ne dit pas qu’il est interdit de rompre un contrat de travail, par exemple, alors il est légal de le rompre (dans le respect des autres dispositions de la loi, bien entendu).
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est citée par le préambule de la Constitution, qui précise également d’autres dispositions dans la façon d’élaborer les lois. Elle se situe au dessus de toutes les autres lois dans la hiérarchie des normes, car elle est nécessaire aussi bien pour écrire la loi que pour en interpréter le sens.
Dans cette hiérarchie, certaines lois se situent de fait au dessus des autres ne serait-ce que par leur antériorité mais surtout par leur plus grande généralité : ainsi le code civil, est il d’une certaine façon « au dessus » du code du travail [1]. Les contrats de travail agissent juridiquement selon ce qui est prévu par le code du travail, mais aussi selon ce qui est prévu plus généralement par le code civil en matière de conventions.
Ainsi comprise, la hiérarchie des normes n’est absolument pas inversée par le projet de loi « Travail » : celui-ci se contente de déplacer la ligne de partage, en matière du droit du travail, entre ce qui relève de l’ordre public, c’est-à-dire de la loi, et ce qui relève de la négociation collective. Il le fait dans le respect de l’article 34 de la Constitution : il est donc totalement respectueux de la hiérarchie des normes.
Par exemple, le temps de travail hebdomadaire actuellement défini par le code du travail à « 35 heures par semaine civile », se voit redéfini à « 35 heures par semaine », la définition de la « période de sept jours » appelée semaine pour l’application de cet article étant renvoyée à la négociation collective, par un autre article de la loi.
On devine ici une intention de permettre aux branches professionnelles de faire disparaître l’obligation d’accorder un repos le dimanche, en leur donnant la possibilité de définir une semaine qui irait du mardi au lundi, par exemple. Mais ceci se fait dans le plus strict respect de la hiérarchie des normes : c’est la loi qui dit ce que la négociation collective a le droit de définir.
Le principe de faveur, quant à lui, figure explicitement dans la loi : il est défini par l’article L2251-1 du code du travail.
Lui non plus n’est pas remis en cause par le projet de loi « Travail ». Notons qu’il ne tire pas sa force de la jurisprudence, qui en la matière n’avait guère de liberté ; et qu’il trouve lui-même son fondement dans l’article 1162 du code civil et d’une façon plus générale sur l’idée de justice portée par toute société moderne. Tout un édifice juridique que cette loi « Travail » est bien loin de remettre en cause...
Notons enfin que ce principe de faveur n’a jamais signifié qu’il n’était pas possible de déroger à la loi, dès lors que la loi l’autorise expressément. Ainsi, par exemple, du temps de travail des cheminots, défini depuis 1940 par arrêté ou par décret, et ce conformément à la loi. En l’occurrence, le décret comporte bien des dispositions moins favorables aux salariés que celles prévues par le code du travail -notamment, il n’instaure pas un repos systématique le dimanche pour les personnels roulants- mais ces dispositions moins favorables sont réputées être compensées par d’autres, plus favorables -en l’occurrence, davantage de jours de repos pour les roulants. Le principe de faveur est donc respecté globalement, et non clause par clause [2]. Conformément à l’article 1161 du code civil [3]...
Tout ceci, bien entendu, dans le respect le plus strict de la hiérarchie des normes.
La loi Travail contient assez de dispositions scandaleuses, aussi bien sur le temps de travail, que sur l’ensemble des principes qu’elle annonce vouloir mettre en oeuvre dans les deux ans qui suivraient sa promulgation. Elle n’annonce pourtant pas la fin de la hiérarchie des normes ni du principe de faveur, mais simplement un retour à la situation antérieure à 1910. Tout le droit du travail serait à réécrire, toutes les épreuves de force qui ont conduit à ce qu’il est seraient à refaire. Que le droit civil soit constamment maltraité par moult interprètes du droit incompétents, c’est un fait, et il faut aussi le combattre. Mais c’est un autre sujet. Quand bien même le projet de loi Travail serait abandonné -ce qui va finir par arriver- cette bataille-là restera à mener.
[1] Cependant, rien n’interdit au législateur de modifier le code civil pour le rendre compatible avec une autre loi, même plus récente. L’antériorité ne donne pas raison en elle-même ; par contre une modification du code civil aurait tant d’implications secondaires, non désirées, qu’elle est de fait très difficile.
[2] Dans une première version de l’article, j’avais rédigé cette phrase au passé, car je faisais référence à un décret qui sera abrogé le 1er juillet 2016. Celui qui le remplacera ne remettra sans doute pas en cause ce que j’énonce ici : j’ai donc préféré remettre la phrase au présent.
[3] Pour être exact, l’article 1162 n’est pas nécessairement favorable au salarié : si le contrat ou la convention fait obligation à l’employeur, c’est en sa faveur que le doute quant à l’intention des parties devrait être levé. Mais l’article L 2251-1 du code du travail stipule, d’une certaine façon, que l’intention des parties était, en posant une obligation à l’employeur, de compenser une autre obligation pour le salarié. Toute la difficulté dans l’usage de l’article 1162 est l’interprétation de l’intention des parties, difficulté que lève l’article L 2251-1 du code du Travail.