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Exposé sur Erving Goffman
Les apparences normales
Les relations en public, chapitre 6, première partie
dimanche 3 décembre 2006, par
Une lecture classique de ce passage de l’œuvre de Goffman est d’y voir une introduction au thème de la folie (bien que ce soit plutôt, dans l’ordre chronologique, une conclusion / 1961 : Asiles, 63 : Stigmate, 69 : La folie dans la place, 71 : Les relations en public).
Ne pas respecter les apparences normales, c’est prendre le risque de présenter aux autres les signes de la folie. Toutefois, le sujet n’est pas abordé explicitement ici.
Goffman détaille dans cette première partie du chapitre le chemin qui l’a conduit de l’observation éthologique à une définition du moi. Il aborde ce sujet de trois points de vue, qui constitueront les 3 parties de mon plan :
- De l’éthologie au contrôle social
Le point de vue du sujet qui se soucie de sa survie (227-243, I & II)
- les alarmes et la référence animale
- le contrôle social
- La construction d’une structure sociale
Celui du sujet qui se soucie de l’impression qu’il fait sur les autres (243-261, III & IV) et l’on distinguera plus particulièrement :
- maintenir les apparences normales pour les autres
- jouer son propre rôle
- La règle et le moi
Celui du sujet qui se soucie de donner une apparence normale par rapport à une règle non vis-à-vis des autres, mais vis-à-vis de lui-même. (261-266, V)
Dans ce chapitre, Goffman pousse sa démarche éthologique jusqu’au bout et les métaphores du théâtre, du rite, ou du cinéma ont cédé la place à des références animales, dans la première partie. La métaphore du théâtre revient avec le concept d’auto-personnification.
On se souvient qu’il a pris la précaution, dans la préface, d’avertir que son propos n’était pas moraliste. Il faut l’avoir à l’esprit pour ne pas mésinterpréter les références à la morale.
1) De l’éthologie au contrôle social
1.1) Les alarmes et la référence animale
Nous avons ici une référence explicite au monde animal. « humains ou animaux », dès la première phrase. Goffman emploie également la formule « l’animal humain » (p. 228 [1]). On retrouve ces références animales un peu plus loin (p. 231) : biche, vache, lion, prédateur, proie (à nouveau p. 238 et 244, proie et prédateur).
Ce qui l’amène à écrire, à propos de la capacité à déceler les alarmes (p. 227) : « notons que nous avons là une thèse principalement darwinienne ».
Goffman pose l’aptitude à distinguer les apparences normales comme une condition de la survie, comme un héritage de l’animalité de l’homme. Plus précisément, ce qu’il appelle la « vigilance dissociée », c’est-à-dire la capacité à déceler une situation « anormale » sans que cela mobilise toutes les ressources de l’individu, qui peut vaquer paisiblement à ses activités. C’est « l’efficacité tranquille » (p 232-233) qu’il associe à « l’aptitude à l’erreur » (p. 231) « nécessaire dans tout système avertisseur ». Aptitude à l’erreur, propre de l’humain ou du moins, qui oppose le vivant à la machine.
Goffman distingue pourtant dès le début l’homme de l’animal. Il le précise à propos de la notion de « ressentir » (p. 228) : « c’est seulement dans le cas de l’homme que l’on peut dire avec sûreté que la normalité est « ressentie ».
Il développe ces différences tout au long du chapitre, en introduisant progressivement les spécificités humaines :
Spécialisation des fonctions dans les collectivités humaines ou congrégations d’autres espèces (distinction entre « animaux sociaux » et les autres) « délégués à l’alarme » p. 232-233
Distinction entre apparences normales, apparences typiques, apparences convenables ;
Enfin, les signes alarmants sont relatifs à l’expérience ou à un apprentissage (p. 236). Ce qui nous semble naturel, a mis nos sens en alerte au début, quand nous n’en étions pas familiers. La force de gravité elle-même, pour l’enfant qui apprend à marcher, est une source d’alarme permanente. « Marcher, traverser une rue, énoncer une phrase complète (...) » Il cite aussi l’avaleur de sabre (exemple marquant, quoique peut-être pas juste). Les compétences de l’humain ne sont jamais définitivement acquises et ne sont pas limitées.
L’efficacité tranquille est spécifiquement humaine (liée à l’expérience).
1.2) Le contrôle social
Goffman précise la différence entre apparences normales et apparences convenables. (p. 229-230)
Apparences normales : il n’y a aucun danger à poursuivre les activités en cours (nous sommes toujours au niveau éthologique, normal = naturel) ;
Apparences convenables : apparences qui suggèrent, notamment à certaines personnes censées faire respecter certaines convenances (gérants de magasin, maître d’école), qu’il y a lieu de s’alarmer. Le contrôle social apparaît.
Il définit le concept d’Umwelt (environnement) comme l’espace ou l’individu perçoit les signes d’alarme. La différence entre humain et animal apparaît ici par l’étendue de l’Umwelt bien au delà de ce que les sens peuvent percevoir. L’Umwelt humain n’est pas limité : l’arme atomique étend potentiellement notre Umwelt à la terre entière (p. 241).
A ce moment la thèse darwinnienne est mise de côté : « il n’est peut-être plus possible de trouver une réponse enracinée dans l’évolution ».
Une nouvelle dimension de l’Umwelt apparaît : une dimension sociale. L’Umwelt n’est pas seulement individuel, il est partagé.
En résumé de cette partie :
C’est la norme sociale qui définit ce qui doit être alarme ou ne pas l’être. « Non seulement l’individu prévoit une certaine tranquillité, mais il estime qu’il a moralement le droit d’y compter. » (p 228).
Dans la définition de l’Umwelt, nous retrouvons également cette idée : « L’Umwelt est une zone égocentrique fixée autour d’un ayant droit, typiquement un individu ». Ayant droit : nous ne sommes plus dans une définition naturaliste de l’Umwelt.
Nous avons quitté le niveau de la lecture éthologique des apparences normales, nous passons au niveau culturel.
2) La construction d’une structure sociale
2.1) Maintenir les apparences normales pour les autres
Goffman a introduit, dans la partie I (p. 235), une distinction sémantique entre signe et signal. Un signe d’alarme, dès lors qu’il est manifesté pour les autres, devient un signal d’alarme.
On passe au point de vue de celui qui s’efforce de maintenir les apparences normales pour les autres.
Il s’agit d’avoir une attitude qui soit compréhensible par les autres.
Nous avons ici une première référence implicite à la folie, lorsqu’il écrit (p. 243) : « je considère comme un fait central de l’existence que ceux qui pourraient alarmer quelqu’un par leurs agissements s’en préoccupent très souvent ». Il n’introduit pas de faits nouveaux pour étayer cette affirmation, et le reconnaît. Le lecteur est prié de l’admettre.
Mais c’est un point important, car c’est sur cette affirmation qu’est fondé le principe du contrôle social à travers la recherche des apparences normales par les individus.
La folie n’apparaît explicitement qu’en deux endroits : page 229, conduite inconvenante qui n’alarme pas dans un hôpital psychiatrique ; et dans une note de bas de page, p 247 : « les fous reconnus ».
C’est une définition de la folie par les interactions et par défaut. Sont fous ceux qui ne se préoccupent pas d’alarmer les autres par leurs agissements.
[Goffman manifeste une certaine empathie pour les aliénés (cf. destruction du moi à l’hôpital psychiatrique). Un indice révélateur de cela, même si ce n’est pas à propos des fous mais des criminels, dans la note de la page 247 : « il n’est pas besoin de sonder la noirceur de leur âme pour connaître la noirceur de la nôtre ». Où l’on devine aussi que ce n’est pas tant l’individu qui est amoral, mais seulement l’objet de son étude : l’individu interactant.]
2.2) Jouer son propre rôle
Goffman aborde maintenant le maintien des apparences normales non plus du point de vue du sujet mais du point de vue des autres.
Goffman cite des exemples de voleurs, contrebandiers (exemple de la contrebande d’or) et toutes sortes d’ « entreprises scélérates » qui sont particulièrement intéressantes pour le chercheur, car elle mettent en évidence des difficultés qu’on tient ordinairement pour résolues. Il cite l’exemple du « voleur qui endosse l’uniforme d’une compagnie de téléphone afin d’entrer dans une maison ». Ce qu’il cherche à faire, c’est avant tout à se comporter comme s’il était lui-même, afin de ne pas éveiller les soupçons.
Ici il y a intention de dissimuler.
Au passage, Goffman s’éloigne encore de la thèse darwinienne : « Parmi les animaux inférieurs, ces ruses s’acquièrent par sélection naturelle ; parmi les hommes, l’intelligence et l’apprentissage jouent un rôle plus important, avec souvent moins d’élégance dans l’intention » (p.244)
Mais cela concerne toutes nos activités, pas seulement les activités délictueuses, mais y compris simplement celles que la morale réprouve (liaison extra conjugale dissimulée, etc) ou tout simplement celles qui nous soumettent au regard des autres (cas d’une femme qui marche dans la rue sous le regard d’un groupe d’hommes).
Nous en revenons au contrôle social : « dans de telles circonstances, les gens ordinaires éprouvent des nausées morales ». (p. 258) Goffman ne juge pas ceux qui se trouvent dans de telles circonstances, il évoque simplement une forme de contrôle social sur les interactions, donc sur les individus.
C’est parce que nous nous efforçons de maintenir des apparences normales que le contrôle social s’exerce sur nous.
Le retour de la métaphore du théâtre :
Goffman appelle cette forme de mise en scène l’auto-personnification : c’est l’idée que l’individu agit comme s’il était lui-même, tout en produisant une apparence destinée à ne pas alarmer les autres.
Le sujet commence à se personnifier, « il n’est plus simplement le sujet : il est un autre, qui monte un vaste spectacle pour d’autres sujets » (p. 256). La vigilance dissociée devient consciente.
Dit autrement, quand un individu perçoit qu’une situation pourrait alarmer, le plus souvent il fait « semblant de rien », pour en tirer un avantage (il dispose d’une information que les autres n’ont pas). C’est une instrumentalisation des apparences normales.
L’auto-personnification peut se situer à 3 niveaux :
Pour son intérêt propre
Suite à un arrangement
Sous la contrainte
3) La règle et le moi
(V - Sujet/Autres)
Nous en arrivons à la situation ou chacun est amené à personnifier son moi. Il y a effacement de la différence entre le sujet et les autres.
Le sujet possède une image de lui-même, qui lui est en grande partie (sinon totalement) renvoyée par les autres.
Maintenir des apparences normales pour les autres, c’est aussi les maintenir pour soi.
Goffman fait ici référence aux stigmates. La réapparition d’un stigmate que l’individu souhaitait dissimuler, peut être une cause d’alarme pour lui.
Le fait de devoir produire des apparences normales aussi bien pour les autres que pour soi lie profondément l’individu à l’apparence. « il n’y a pas de moi plus profond, bien que certains le soient autant ».
Nous voyons ici que Goffman ne réduit pas le moi aux apparences, ni même sans doute à l’interactant. Le moi goffmanien est multiple.
Nous sommes à la « convergence de l’innocence et de la perfidie » (p. 263). Nous retrouvons l’amoralité du sujet de Goffman. Nous ne sommes pas moraux, ce sont nos conduites qui le sont et elles nous sont en grande partie socialement dictées.
On retrouve une idée déjà émise, celle de la convergence du cynisme et de la sincérité, dans La présentation de soi (p. 28).
Les apparences perçues comme normales résultent finalement de la convergence de deux faux-semblants (p. 266) :
un individu cherche à découvrir des signaux alarmants tout en dissimulant ses soupçons ;
les autres dissimulent la menace ou l’opportunité qu’ils sont pour lui, tout en cherchant les signes de ses soupçons.
Bref : chacun cherche à ne pas communiquer sur le registre de l’alarme, tout en y restant attentif.
Une des critiques qui ont été faites à Goffman a été de se limiter à illustrer des concepts plutôt que chercher à valider des hypothèses. Ou encore, mais ceci explique peut-être cela, de s’être appuyé sur des matériaux hétéroclites : observations directes, observations de seconde main, voire situations inventées de toutes pièces. En l’occurrence, il s’appuie dans ce chapitre sur des histoires d’espionnage qui, même si elles s’appuient sur des faits réels et illustrent des comportements réels, n’en sont pas moins largement fabriquées. Il prend également souvent comme exemple le mode opératoire de vols, cambriolages, escroqueries ou autres faits divers tels qu’ils ont été rapportés par les journaux. Il s’autorise dans ce chapitre, tout à la fois à citer un cas peu vraisemblable mais « certifié » par un journaliste du San Francisco Chronicle ; (p. 251) d’autre part à invoquer l’héritage intellectuel de George Herbert Mead (qui fut l’un des professeurs de ses professeurs). Faut-il y voir un pied-de-nez à ses critiques ? Car c’est le Goffman populaire (amateur d’histoires d’espionnage) qui se montre ici autant que le Goffman érudit.
Il ne faut pas demander à Goffman plus que ce qu’il a voulu faire. Selon des propos ou une correspondance rapportée par Strong (Roy ? Simon ? Leonard ?) Goffman se serait défini comme un « botaniste manchot ». Il y a une certaine humilité dans sa démarche, ou plutôt une leçon d’humilité pour la sociologie : « tenter de s’aligner sur les formes respectables des sciences qui ont acquis de la maturité, ce n’est souvent que de la rhétorique ; dans l’ensemble je crois qu’on n’en est pas là. ». il prétend, toujours dans le même texte, n’avoir tenté que d’établir une classification des individus ou des comportements. « On arrive ainsi à rien prouver, seulement à ranger » (idem).
Pourtant, il se laisse aller à des digressions qui vont bien au-delà de la classification. On ne connaît pas toujours très bien le statut de ses concepts. Sont-ce des classes, des hypothèses ?
Je prends l’exemple de l’Umwelt. Quelle est le statut exact de ce concept ? Il l’utilise plus loin dans ce chapitre à des fins de classification ; mais il le triture dans la première partie pour arriver à la conclusion que l’Umwelt humain peut être étendu à la terre entière. Si c’est une façon de démontrer que le monde qui entoure l’individu est d’un caractère hautement social, fort bien ; mais c’est le postulat de départ de la sociologie et non une théorie qu’il faudrait démontrer.
Mais le point faible de ce chapitre, me semble-t-il, se trouve dans la démonstration que la structure sociale repose sur l’attention portée par chacun à ne pas alarmer les autres. Ceci aurait mérité un étayage plus solide que la seule intuition du lecteur.
La modestie de sa démarche, affirmée semble-t-il tardivement et en réponse à ses critiques, ne l’aurait pas dispensé de certaines clarifications épistémologiques. Il nous laisse une vaste collection d’observations, mais des outils théoriques inachevés et malléables.
[1] Les numéros de pages renvoient à l’édition de la collection "Le sens commun", Editions de Minuit.