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Il n’y a pas de vides juridiques
vendredi 25 mai 2012, par
L’expression s’est introduite dans le vocabulaire "médiacratique" (et "médiocratique") il y a quelques années et son succès ne se dément pas. La dernière grande fumisterie élaborée autour de ce concept de "vide juridique" est le renvoi en cassation du jugement condamnant Total pour les dégâts à l’environnement causés par le naufrage de l’Erika.
Je passe très rapidement sur cette affaire, car un enfant de dix ans verrait immédiatement l’entourloupe : que le naufrage de l’Erika ait eu lieu dans les eaux internationales ou sur la planète Mars n’a en l’espèce aucune importance, puisque les conséquences sur l’environnement ont bien eu lieu sur les côtes françaises. Et c’est bien au titre de ces conséquences que Total a été condamné, non au titre du naufrage en lui-même (pour lequel l’équipage aurait pu porter plainte, mais c’est un autre problème).
Il n’y a ici absolument aucun vide juridique, mais simplement une pitoyable tentative de le faire croire. Tentative qui révèle combien un Christophe de Margerie peut tenir ses concitoyens pour des imbéciles, mais qui trouve également suffisamment de complices médiatiques pour que l’affaire fasse un certain bruit.
Plus généralement, un vide juridique peut-il exister ? Mesurons bien ce que cela peut signifier.
Dans l’esprit de ceux qui manipulent la formule, on peut supposer que le droit est conçu comme un ensemble de règles élaborées au coup par coup, chacune s’appliquant à un cas particulier ou quelques cas semblables. C’est une conception du droit très proche d’un système purement jurisprudentiel (qui n’existe en réalité sans doute nulle part) et totalement discrétionnaire : dans un tel système juridique, libre à ceux qui font le droit, de condamner qui ils veulent, comme ils le veulent.
Sans être expert en la matière, il me semble possible d’affirmer qu’un tel système n’a jamais existé. Même sous l’ancien régime, le pouvoir régalien devait s’efforcer d’instaurer un minimum de cohérence dans ses jugements.
Quoiqu’il en soit, le droit moderne ne fonctionne pas du tout ainsi. Le droit peut être décrit comme un système formel complet et dont l’isomorphisme avec la réalité n’est pas un théorème, qu’il faudrait redémontrer à chaque procès, mais un postulat que nous sommes tous mis en demeure d’accepter.
Autrement dit : le raisonnement selon lequel le droit ne peut pas prévoir tous les cas possibles est faux, parce que par définition, le droit prévoit tout.
Bien entendu, il est fréquent devant un fait réel, que la question se pose : dans quelle case juridique le faire entrer ? C’est la question de qualification des faits. Mais cette question ne donne aucunement le droit de dire : "il n’existe pas de case correspondante". Il est possible que les catégories existantes ne soient pas très adaptées, parce qu’elles peuvent être anciennes. Mais il existe toujours une catégorie "la plus appropriée" et, si elle semble mal adaptée, c’est au législateur qu’il appartient de faire évoluer le droit. Aucune juridiction, pas même la Cour de cassation, ne devrait s’autoriser à dire qu’il y a un "vide juridique" ; ce serait une façon de forcer la main aux législateurs, ce qui est hors du rôle des juridictions dans une démocratie.
Ajout du 5 juillet 2016 : pour ceux que cette démonstration n’aurait pas convaincu, un petit rappel à la loi suffira peut-être ? L’article 4 du Code civil énonce très clairement, en son langage, ce que je viens de développer un peu longuement. Un juge en France n’a pas le droit de dire que la loi ne prévoit pas le cas, et pis c’est tout.
En bien des occasions, les membres des classes dominantes cherchent à réhabiliter l’ordre ancien et à échapper aux lois. Ils trouvent pour cela divers complices et relais, dont malheureusement des magistrats et des journalistes.
Avec le "vide juridique", ils ont inventé un concept redoutablement efficace, parce qu’il a été repris et accepté par presque tout le monde et a eu le temps, depuis des années, de faire quelques dégâts.
Les temps changent : de nombreux concitoyens refusent maintenant de s’en laisser conter et contestent systématiquement les manipulations du sens des mots. Et l’affaire de l’Erika est tellement grossière qu’elle contribue sans doute à discréditer cette notion de "vide juridique".
Messages
1. Il n’y a pas de vides juridiques, 13 juin 2012, 18:53, par marechal
Article intéressant : cette notion de vide juridique passe en effet comme une lettre à la poste, une arme subliminale... D’ailleurs je ne partage pas ton optimisme dans le post-scriptum.
Je pense qu’il serait intéressant de commencer une liste des vides juridique qui sont passé à l’as... et qui ont pu être gobé sans crier gare...Cela ferait une excellente matière pour un journal de combat.