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La politique pour les nuls
Les règles du jeu
mercredi 18 novembre 2015, par
Ami internaute qui vient de décider de t’intéresser à la politique, cet article s’adresse à toi. Voici deux ou trois choses qu’il me paraît bon de savoir en la matière.
La politique utilise abondamment un vocabulaire guerrier. Campagne, combat, mobilisation... sont couramment utilisés, sans même que cela soit pris comme une métaphore.
La politique internationale, parfois, prend effectivement la forme de la guerre. Lorsque Staline demande à Churchill en 1945 : "Le pape ? combien de divisions ? " il rappelle à son interlocuteur que l’équilibre des forces en présence s’est constitué dans la guerre.
La fréquentation assidue de blogs politiques m’a conduit à constater que la métaphore guerrière y est toujours bien présente. "Pour ma part je combats à la romaine. Petit bourg ou grande place : deux fossés, deux palissades !" écrit sur son blog un candidat à l’élection présidentielle [1]. On la retrouve également souvent dans les commentaires. On y voit des soldats, des lieutenants, des troupes...
Cette métaphore peut déplaire ou agacer. Après tout, nous sommes en démocratie ! Il y a des règles, et tous les coups ne sont pas permis ?
Béotien de la politique, sache que si, en fait, beaucoup de coups sont permis. Du moins, tant qu’ils ne conduisent pas certains individus à prendre le risque d’aller en prison... et encore.
Pourquoi ? D’abord, parce que ce n’est pas un jeu. Il n’y a pas d’arbitre, pas de juge. L’enjeu de la politique, c’est précisément la définition des règles de la société. Prétendre soumettre la politique à des règles, c’est essayer de l’enfermer dans un cadre dont elle a parfaitement le droit de sortir, puisqu’elle a vocation à le tracer elle-même. Ceux qui prétendent le contraire sont ceux qui ont déjà une parcelle de pouvoir et ne souhaitent pas que cela soit remis en cause. Dans une démocratie comme la France, le Président de la République est lui-même élu à l’issue d’un affrontement politique : comment pourrait-il être un arbitre de cet affrontement ? Pipeau. Les seules règles qui gouvernent la politique sont celles que tous les acteurs significatifs de la politique acceptent tacitement. Ne pas les respecter conduit à se faire "exclure" du jeu, c’est-à-dire concrètement, se voir priver de moyens d’expression [2].
Et puis la politique n’est pas seulement la rencontre d’individus qui confrontent leurs idées sur un forum. Ces individus ont le droit de s’associer. Et ils le font. C’est ce qu’on appelle des partis. Ce qui semble donc n’être au départ qu’une confrontation d’idées, prend donc la forme en réalité d’un véritable affrontement entre partis. Et même, plus généralement, entre organisations de toutes natures : associations déclarée ou simplement de fait, syndicats, "organisations non-gouvernementales", toutes jouent un rôle en politique. Même quand elles disent le contraire. Car elles ne sont pas en dehors de la société. Même les Anonymous (s’ils existent vraiment !) sont une association de fait.
Les organisations "apolitiques" sont vis-à-vis de la politique comme un pays qui soit-disant refuserait de prendre parti dans une guerre, mais devrait cependant choisir entre accepter des réfugiés des pays frontaliers, soit les refuser. Malgré lui, et quoiqu’il fasse, il prendrait parti dans le conflit.
Mais, me diras-tu, participer à une guerre n’implique-t-il pas cependant de respecter au minimum quelques règles, une certaine morale ? A cela, je répondrais d’abord que cette fameuse déontologie guerrière est censée gouverner le comportement des soldats, c’est-à-dire des individus.
Or, il y a une grande différence entre les organisations et les individus. Elles peuvent comme eux naître ou mourir, mais contrairement à eux elles n’ont pas de morale, pas de sentiments, pas de psychologie. Les personnes morales n’ont pas de morale, pourraient dire les juristes.
Toute guerre donne d’ailleurs l’occasion de constater des manquements plus ou moins graves, mais systématiques, à ces fameuses règles de la guerre. On tue des civils, on pille, on viole, on maltraite les prisonniers, on humilie la population des territoires occupés. Ce n’est pas que certaines armées soient plus mauvaises que que d’autres.
Ami néophyte de la politique, il te faut bien comprendre cela. Une organisation est souvent composée d’individus qui partagent certaines valeurs morales. De ce fait, on est tenté de penser que l’organisation elle-même est soumise aux règles de cette morale. Il n’en est rien. Ces règles ne s’appliquent qu’aux individus. Pourquoi ? Parce que l’organisation peut enfreindre les règles de la morale sans qu’aucun de ses membres n’ait l’impression de les enfreindre personnellement. Et parfois, cela arrange tout le monde. Prenons l’exemple du rapport à l’argent. Certaines façons de le gagner sont contraires à certaines morales. Mais si cet argent n’est pas destiné à l’usage personnel d’un individu, mais au fonctionnement de l’organisation, alors l’individu acceptera plus facilement que les règles soient enfreintes. "Cet argent n’est pas le mien, mais celui du parti. Ma probité personnelle n’est pas en cause.".
Les organisations peuvent être comparées à des organismes, à condition de se méfier de cette métaphore. Ce sont des organismes extrêmement simples. Leur aliment de base est composé d’individus. Leur chair aussi. Leurs excréments, aussi. Ce sont en fait des organismes composés d’une seule sorte de molécule : l’individu. Et celle-ci sert à tout. Mais ne crois pas que cela suffise à constituer un organe aussi complexe qu’un cerveau. Même la plus grande nation sur terre ne compte pas autant d’individus qu’il y a de neurones dans notre cerveau. Elle a, au mieux, la complexité biologique d’un microbe. Demanderais tu à un microbe d’avoir une morale ?
Cette comparaison devrait te permettre de comprendre au moins un phénomène : l’organisation fait tout ce qu’elle peut pour continuer d’exister. On ne peut pas parler de motivation, car l’organisation n’a pas de conscience, mais tout se passe comme si elle était motivée par sa seule existence. L’explication microscopique n’est pas très compliquée : pour les individus qui la composent, recruter de nouveau adhérents présente souvent quelques avantages. D’une part, cela permet de partager les efforts de fonctionnement de l’organisation (par exemple, plus de membres permettent de tenir une permanence en sollicitant moins souvent les mêmes) et surtout cela valorise les choix de l’individu : "si d’autres sont nombreux à rejoindre mon organisation, c’est que j’ai fait le bon choix". A quelques exceptions près, les membres d’une organisation s’efforcent donc de faire adhérer de nouveaux individus. Parfois, dans les groupes très petits, les gens se sentent bien entre eux et ne veulent pas de nouveaux adhérents : mais, parce qu’ils se sentent bien entre eux, ils ne veulent pas non plus que le groupe disparaisse. Ils font par conséquent toujours en sorte de remplacer au moins les adhérents qui les quittent.
C’est à peu près la seule loi générale qu’on puisse exprimer concernant l’éthologie des organisations. Elle agit pour continuer d’exister.
A la guerre cependant, on tue, on blesse, on estropie. Rien d’aussi dramatique en politique, certes. On ne tue pas, mais on blesse : au moins moralement. Et les blessures morales peuvent être parfois assez douloureuses pour conduire au suicide : le cas le plus fameux est celui de Roger Salengro. Ici, la mise à mort physique était rendue possible par une conjonction entre la morale des militants d’extrême-droite (qui l’auraient bien tué de leurs propres mains si cela avait été légal), l’impunité dont ils étaient quasi assurés du fait même du moyen employé, et le flou des règles implicites de la politique qui tolèrent l’insulte et la calomnie, au moins jusqu’à un certain degré [3].
Les partis sont donc comme des armées. A la fois dans leur constitution, leur éthologie, et dans leur but : prendre le pouvoir sur la société, à concurrence de celui que d’autres partis sont capables d’obtenir. Et les partis, organisations, nations, et tous ensembles humains, n’aiment pas partager le pouvoir.
Voilà pourquoi il n’est pas absurde en totalité d’utiliser la métaphore guerrière pour comprendre comment elle fonctionne.
La métaphore guerrière en politique, comme toute métaphore, doit être utilisée avec précaution. La métaphore est utile pour comprendre mais trompeuse pour déduire [4]. Elle permet à celui qui apprend de ramener l’inconnu au connu. Notre mémoire ne fonctionne qu’ainsi, par association d’idées. Elle est utile en cela à celui qui enseigne. Mais elle est trompeuse pour celui qui cherche et croit pouvoir déduire d’une apparente similitude, des règles qui seraient totalement transposables d’un domaine à un autre. Sauf par coïncidence, ce n’est jamais le cas.
Je m’autorise donc à utiliser la métaphore guerrière pour éclairer des théorèmes appris par l’expérience, sans nécessairement les démontrer. Que ceci ne soit pas pris comme une invitation à ne jamais démontrer ce qu’on affirme...
[NDLR cet article a été écrit en 2012. Il fait référence à l’élection présidentielle de la même année. Je ne sais plus pour quelle raison il n’a pas été publié. A la relecture, je le trouve tout à fait digne d’intérêt.]
[1] La citation dans son contexte
[2] Les grands moyens d’information, notamment la télévision et les quotidiens nationaux, ne sont pas neutres politiquement. Tous sont plus ou moins proches de partis ou de personnalités politiquement influentes
[3] Celui que la loi et les usages tolèrent. Que l’injure soit punie par la loi n’implique pas que personne ne va oser la manier ; a contrario une certaine autocensure peut exister si, faute de jurisprudence, personne ne sait très bien jusqu’où l’on peut aller sans risque. Mais dans tous les cas, la morale n’a rien à voir.
[4] Herbert Simon a écrit : "la métaphore peut être utile ici, trompeuse là.". Je le rejoins et précise.