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Une croissance infinie dans un monde fini ?
jeudi 16 mai 2013, par
C’est l’éternel retour de la thèse des physiocrates. Les partisans les plus radicaux de l’écologie politique se veulent maintenant adeptes de la "décroissance" et disposent contre leurs adversaires d’un argument redoutable : ceux qui continuent de chercher les voies de la "croissance" nourriraient l’illusion qu’il soit possible d’avoir une croissance infinie dans un monde fini.
Afin d’éviter tout faux débat, commençons par reformuler la sentence-choc des partisans de la "décroissance" : lorsqu’ils parlent d’un monde "fini", ils veulent bien entendu parler d’un monde qui ne s’accroît pas. Ce n’est pas tant sa finitude qui pose problème bien entendu, que le fait de chercher à croître dans quelque chose qui ne croît pas.
Au fait, qu’est-ce qui croît ?
La croissance dont il est question, ce qui semble être aujourd’hui le Graal de presque tous les politiques, est la croissance économique, c’est-à-dire la croissance du produit intérieur brut (PIB) ou encore (c’est la même chose) la croissance de la somme de la valeur ajoutée dans toutes les branches d’activité d’un pays.
L’argument fort des "décroissancistes", est que cette croissance économique va de pair avec une croissance de la consommation d’énergie, et de la "consommation" en général (encore qu’il faille bien préciser ce qu’on entend par là, car d’un point de vue écologique toutes les "consommations" ne posent pas les mêmes problèmes).
Ceci est vrai, mais ce n’est pas une vérité intangible. Elle ne date que de la révolution de la machine à vapeur : pendant des millénaires, il y a eu croissance (au sens économique moderne) sans accroissement de la consommation d’énergie [1].
La croissance dont on parle, en effet, est celle de l’activité humaine, ou plus précisément de la part de cette activité, qu’elle soit marchande ou non marchande, jugée suffisamment utile aux autres pour qu’un prix lui soit attribué, au moyen d’une unité comptable qu’on appelle une monnaie [2].
Pour bien comprendre ceci, il faut avoir en tête l’image suivante : quand j’achète un litre de carburant, je l’échange contre 1,65 euros environ (à ce jour) et cette somme sera intégralement partagée entre toutes les personnes humaines plus ou moins impliquées dans l’extraction du pétrole, son transport, son raffinage, sa distribution : ouvrier, commerçant, marin, patron, actionnaire, banquier... chacun prend sa part, plus ou moins grande. Mais il faut bien retenir ceci : pas un centime ne va au fond du puit de pétrole.
Autrement dit : malgré les apparence, ce n’est pas au pétrole en lui-même que nous accordons un prix, mais à l’activité de tous ceux qui ont contribué à ce qu’il soit utilisable. "Oui mais, c’est parce que le carburant est utile que je l’achète ; je n’achèterais pas un litre d’eau de mer, etc.". Bien entendu l’activité humaine, pour être rémunérée, doit être jugée suffisamment utile, et bien souvent cette utilité se manifeste par la production d’un bien matériel ; d’où vient l’illusion que c’est la "valeur" de la chose elle-même qui fait son prix, et les débats qui agitèrent très longtemps les économistes pour savoir ce qui faisait la "valeur" des choses.
Paul Jorion fait remarquer aujourd’hui que la notion de valeur est inutile en économie, que celle de prix est bien suffisante. Ce qui est vrai, mais tient de l’illusion rétrospective. Il n’était pas évident de voir, au temps des physiocrates, que le prix du blé n’avait qu’un rapport indirect avec son utilité.
Un monde "fini" ?
Nous vivons dans un monde fini, oui, et les "décroissancistes" visent en particulier les ressources naturelles en parlant de cela. Ils commettent alors une double erreur :
la première est de se tromper d’objet, car si notre monde est effectivement "fini" ou plus exactement si ses ressources naturelles ne s’accroissent pas, la question n’est pas là. L’activité humaine peut très bien croître sans consommer davantage de ressources naturelles ;
la seconde est de mélanger sans distinction toutes les ressources naturelles, sans doute au motif qu’elles sont naturelles. Sauf qu’il importe de distinguer au moins trois sortes de "consommations" : celles qui impliquent une dégradation énergétique qui n’est pas compensée à court terme par l’apport énergétique solaire ; celles qui à l’échelle de la planète ne sont pas véritablement une consommation énergétique, mais une simple étape dans un cycle court ; enfin celles, d’une toute autre nature, qui transforment la matière de façon parfois irréversible, ou de façon réversible mais au prix d’une consommation d’énergie.
Pour faire court, sur la seconde erreur (elle mériterait un développement plus long) : la consommation d’eau n’en est pas une. Toute l’eau que nous "consommons" est presque immédiatement rejetée sous forme d’eau (généralement polluée, ce qui est aussi un problème, mais d’une autre nature). L’eau naturellement dépolluée (l’eau de source) a un débit limité, mais l’eau ne disparaîtra jamais de la surface de la terre : elle est retenue prisonnière par la force de gravité, et nulle transformation chimique ne peut la changer très longtemps en autre chose que de l’eau. Au moins théoriquement, la pollution de l’eau n’est jamais irréversible [3].
La consommation de bois est du même ordre : tous les produits de combustion du bois peuvent être à court terme réinsérés dans un cycle naturel de production de matière organique -quoique pas forcément de façon neutre, selon Jospeh Orszagh [4]. La quantité d’énergie potentielle chimique dégradée en énergie calorifique, n’est qu’une fraction de l’apport d’énergie solaire dans la photosynthèse (elle ne peut pas avoir d’autre origine) [5].
Autre chose est la consommation de pétrole ou de charbon : nous transformons alors de l’énergie potentielle chimique en énergie calorifique, et le processus inverse n’est possible à court terme qu’avec un rendement très inférieur à 1, ou bien à très long terme (plusieurs millions d’années) autrement dit le processus est en grande partie irréversible.
Bref : il y a bien des sources d’énergie que l’on peut considérer grosso modo comme renouvelables (c’est-à-dire renouvelables en quelques années) et des sources d’énergie que l’on doit considérer grosso modo comme non renouvelables. En utilisant le charbon puis le pétrole comme principales sources d’énergie, nous aurons libéré en moins de trois siècles une quantité d’énergie qui fut stockée sous forme chimique au cours d’un processus qui a duré des millions d’années : il est évident que nous ne pourrons pas continuer très longtemps à produire de l’énergie de cette façon.
Cela donne-t-il raison aux partisans de la décroissance énergétique ? Au moins à court terme oui, car il n’y a pas d’alternative immédiate raisonnable [6]. A long terme, la chose est moins certaine : la quantité d’énergie que nous recevons du soleil est colossale et nous ne savons en utiliser pour l’instant qu’une infime partie. Il est certain qu’il viendra une époque où le pétrole nous semblera rétrospectivement bien pauvre en énergie, mais nous n’en sommes pas encore là et, pour l’instant, il nuit au développement des sources alternatives.
Quoiqu’il en soit, apprendre à utiliser l’énergie avec un maximum d’efficacité n’est pas une mauvaise chose.
Non, un monde qui croît
Revenons à nos moutons. Nous parlons d’activité humaine lorsque nous parlons croissance : sur une planète dont la population s’accroît, c’est donc bien dans un monde en croissance qu’il faut raisonner. Les démographes estiment que la planète comptera 9 à 10 milliards d’habitants vers 2050. A partir de ce moment, la baisse du taux de natalité dans tous les pays aura produit son plein effet et la population devrait se stabiliser, ou décroître.
Peut-on envisager une décroissance de la production alors que la population s’accroît ? Certains le souhaitent peut-être, sans toujours oser le dire franchement, mais ce n’est pas ce qui se passera. Il faut s’attendre à ce que la croissance dure encore quelques décennies, et si l’on ne souhaite pas un accroissement du chômage, ou des inégalités sous quelque forme que ce soit, alors il faut bien souhaiter que cette croissance se réalise dès maintenant. L’histoire économique n’a pas connu jusqu’à présent de récession qui ait duré trente-cinq ans ; une année de récession n’est jamais qu’une année perdue et qu’il faut rattraper.
Pas de panique !
Relativisions. Une augmentation de la population de 7 à 9 milliards, de 2010 à 2050, cela représente à peine 1% d’augmentation par an ! Objectivement, "toutes choses égales par ailleurs", une croissance du PIB mondial de 1% par an suffirait à assurer à l’humanité, à peu près les mêmes conditions de vie qu’aujourd’hui.
Bien entendu, ceci n’épuise pas la question, d’abord parce que ces conditions de vie sont très inégales et que la question de la croissance n’est donc pas posée de la même façon dans tous les pays ; ensuite parce que nous ne serons pas toutes choses égales par ailleurs (on peut supposer qu’il y aura encore des progrès techniques qui rendront le travail plus efficace et qu’il faudra donc en réalité une croissance supérieure à 1% en moyenne).
La question ne se pose pas de la même façon en Chine et aux Etats-Unis. Et sans doute n’est il pas souhaitable que les Chinois cherchent à adopter le mode de vie des Etats-Uniens, mais ceci ne leur enlève en rien le droit d’avoir une croissance largement supérieure à 1%, tandis que les seconds pourraient fort bien se contenter de moins.
De vrais problèmes
De vrais problèmes écologiques, il y en a. Car, une fois acceptée l’idée que la population humaine continue de croître, il faut aussi se préparer à réduire son impact négatif sur son écosystème. Pourquoi ?
Longtemps a prévalu, chez beaucoup de scientifiques, l’idée que la nature était capable d’absorber et de recycler ce que nous rejetons. C’est une idée qui apparaît de plus en plus farfelue, d’abord parce que nous observons maintenant une dégradation de notre environnement qui montre bien les limites de capacité du recyclage naturel. Un examen des chiffres s’impose.
Un problème que peu de gens évoquent, sinon Joseph Orszagh, est celui des toilettes. Un être humain rejette normalement 150 à 200 g de matière fécale par jour. Soit 55 à 75 kg par an (disons 60) [7]. Soit 420 millions de tonnes par an aujourd’hui, et 600 millions de tonnes vers 2050.
Nous avons toujours pensé que ce n’était pas un problème, car ces matières fécales sont totalement biodégradables, et contribuent à la production d’humus. Sauf que, dans les pays riches, ces matières sont justement retirées du circuit de régénération des sols. Elles vont dans l’eau, ou l’azote et le phosphore qu’elles contiennent produisent nitrates et phosphates. Les méthodes "occidentales" d’épuration des eaux noires visent à retirer ces nitrates et phosphates de l’eau que nous consommons, sans pour autant rendre le processus réversible. Ces nitrates et phosphates finissent, pour l’essentiel, dans les boues d’épuration. Après épandage de ces boues, une partie de l’azote est assimilé par les plantes, mais pas la totalité.
En résumé : les WC à chasse d’eau et le "tout à l’égout" conduisent inexorablement à un appauvrissement des sols et une eutrophisation des eaux de surface. Les déséquilibres écologiques qui peuvent en résulter ne seront pas sans conséquences, ne serait-ce que sur l’agriculture.
Il n’y a à ce problème, il convient de le noter, aucune solution dans la "décroissance" : un être humain correctement nourri produira toujours ses 150 à 200 grammes de matières fécales par jour ! Sans nécessairement suivre Joseph Orszagh dans son radicalisme extrême (il n’a d’ailleurs pas de solution "écologique" pour le chauffage dans les pays froids : il faudra bien continuer de brûler de la biomasse) on peut convenir avec lui qu’il faut trouver autre chose que les WC à chasse d’eau et le tout-à-l’égout pour le traitement des fèces humaines.
Or, depuis que j’ai adopté les toilettes sèches (et constaté qu’elles ne sont pas plus désagréables à utiliser que les "toilettes-qui-font-plouf") et que j’en parle avec des concitoyens à la conscience "écologique", je constate que bien peu son prêts à franchir le pas de les adopter, même quand ils ont la chance d’avoir un jardin, donc un lieu de compostage à portée de main. J’attends avec impatience le prochain qui me parlera de décroissance...
La limitation de notre consommation énergétique, oui. La réintroduction de la biomasse humaine dans le cycle naturel de régénération des sols, oui. Mais la "décroissance" en général, où même l’idée qu’il faudrait interrompre la croissance parce que nous vivons dans un monde "fini", sont des idées simplistes et fondamentalement réactionnaires : elles ne trouvent de solution que dans l’extermination d’une partie de la population humaine ! J’invite plutôt les décroissancistes à commencer par utiliser des toilettes sèches -au demeurant bien plus agréables à utiliser, quand elles sont bien conçues, que celles à chasse d’eau !
[1] Laissons de côté, pour le moment, la consommation d’énergie pour le chauffage. D’une part, elle n’est pas directement liée à la croissance économique ; d’autre part, elle s’est longtemps faite par combustion de bois, il ne s’agissait donc pas d’une consommation d’énergie non renouvelable
[2] L’activité des retraités entre dans ce décompte. Bien qu’elle ne soit pas marchande, il y a un consensus pour lui accorder un prix et payer une pension de retraite aux personnes qui ont passé un certain âge et un certain temps à exercer une activité rémunérée
[3] En pratique bien sûr, sa dépollution peut être complexe et coûteuse, voire consommatrice d’énergie
[4] Voir son site www.eautarcie.com ; Joseph Orszagh s’appuie toutefois sur la notion non définie de "valeur biologique de la biomasse" (parle-t-il de valeur au sens économique ?) et qu’il estime "supérieure à celle de l’énergie récupérée", ce qui suppose que la "valeur" de l’énergie soit elle aussi une donnée objective. Son argumentaire mériterait pour le moins davantage de développement.
[5] Le chauffage au bois n’est pas tout à fait neutre dans la mesure où la libération d’énergie calorifique par combustion du bois, se fait beaucoup plus rapidement que la captation d’énergie solaire par la photosynthèse. Le bilan est positif en France tant que la croissance naturelle des forêts reste supérieure à la consommation de bois ; mais le développement du chauffage au bois pourrait dégrader ce bilan, peut-être jusqu’à le rendre négatif, si l’on n’y prend pas garde. Le reboisement de la France en un siècle doit peut-être beaucoup à l’utilisation des énergies fossiles -gaz et pétrole- pour se chauffer...
[6] Je considère ici que le nucléaire n’est pas une alternative raisonnable, ne serait-ce qu’en raison de l’explosion prévisible de son coût, même si certains considèrent que c’est le problème des générations futures. Ils pèchent sans doute par optimisme. Par ailleurs, les ressources en matières radioactives ne sont pas non plus inépuisables, et elles ne sont pas plus renouvelables que le pétrole et le charbon
[7] Dont 5 kg d’azote.