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La théorie du genre existe bien

vendredi 9 mai 2014, par Frédéric Poncet

Ce fut la ligne de "défense" la plus affligeante que j’ai vue depuis longtemps. Face aux réactions de la droite contre le contenu des programmes scolaires, le gouvernement socialiste n’a pas trouvé mieux que nier à la fois ce contenu, et l’existence des références scientifiques sous-jacentes. Je n’ai malheureusement ni lu ni entendu personne adopter une autre défense : même des personnes qui savent parfaitement ce qu’il en est, ont servi la même bouillie intellectuelle que nos ministres.

Commençons par préciser de quoi l’on parle : la sociologie a pris l’habitude de distinguer le sexe, c’est-à-dire un phénomène biologique, du genre, c’est-à-dire un phénomène isomorphe au sexe mais qui n’est pas biologique.

Sur le sexe, la sociologie n’a rien à dire. La chose ainsi définie est du domaine de la biologie. Nous sommes une espèce à reproduction sexuée, c’est à dire basée sur deux types d’individus différents et qui "croisent" leur ADN.

Ces individus différents se caractérisent ainsi, selon les biologistes : certains produisent peu de gamètes, mais de grosse taille (les individus "femelles") tandis que d’autres produisent une grande quantité de gamètes de petite taille (les individus "mâles").
 [1] Qui aurait soutenu le contraire ? Il est édifiant que des nigauds aient pu croire que cela soit possible.

La biologie a sans doute bien d’autres choses à dire sur le sexe, mais certainement pas pourquoi les femmes n’ont eu le droit de vote qu’en 1945 en France, en 1930 en Turquie ou en 1868 dans le Wyoming, par exemple. Nous avons là une question liée au sexe, mais manifestement pas déterminée par les lois de la biologie : une question de genre, donc.

La subtilité peu sembler sans intérêt. Personne pourtant n’a jamais parlé d’accorder un adjectif "en sexe et en nombre" avec le nom auquel il se rapporte. Aucune personne de droite n’a jamais été choquée que l’on parle du genre d’un mot, et non de son sexe. Pourtant il existe bien des mots féminins et des mots masculins (et même pas en Français de mots neutres, contrairement à d’autres langues). Ce féminin et ce masculin, me dira-t-on, n’ont rien à voir avec le sexe. Justement. Pourquoi avoir choisi ces mots, alors ? L’origine de ce choix est trop ancienne pour que l’on puisse avoir un jour la preuve expérimentale d’une théorie sur sa génèse, mais son intérêt est précisément de montrer que la partition d’une espèce en deux types différents peut se projeter dans le champ de sa représentation du monde qui l’entoure sans que la partition du monde qui en résulte ne soit déterminée, évidemment, par les contingences de la reproduction sexuée.

J’invite les lecteurs perplexes à méditer cette réflexion. Les sociologues n’ont pas inventé le mot "genre", ils ont simplement repris le terme qui était le plus approprié à l’idée qu’ils voulaient exprimer.

J’en viens aux aspects du sujet qui sont à l’origine du clivage. Les vêtements ont ils un sexe ? Sans parler du nom qui les désigne, qui n’est pas forcément du genre correspondant à leur sexe, on a coutume de penser que oui. Un pantalon est masculin, une jupe est féminine. Sont-ce les lois de la biologie qui déterminent le "sexe" des vêtements ? Certains peuvent être tentés de dire oui [2], d’autres non : les faits montrent en tout cas que les femmes peuvent porter des pantalons, les hommes des vêtements qui ne se distinguent de la jupe que par leur nom, sans que ceci ne change absolument rien aux lois de la reproduction sexuée. Et que penser des bottes ? Vêtement masculin autrefois, aujourd’hui féminin.

Personne ne contestera qu’il n’y ait pas une origine sexuelle au genre : les vêtements même, bien que leur apparence relève autant de conventions sociales que de contingences matérielles, participent au jeu de la séduction et donc, d’une certaine façon à la reproduction sexuée. Mais ils y participent d’une toute autre manière que les plumes du paon : nous n’avons pas de pantalon ni de jupe qui pousse "naturellement" sur nos jambes, et c’est bien par convention sociale que les individus des deux sexes sont assignés à un genre. L’anthropologie a d’ailleurs depuis longtemps révélé que, dans certaines sociétés, il existe un troisième genre : une petite société dans laquelle l’équilibre du nombre d’individus des deux sexes est un problème, le règle parfois de cette façon.

La science ne consiste pas à dire que tout est dans tout, et réciproquement. Parce qu’elle cherche à énoncer des connaissances non triviales, et que ceci passe par une "déconstruction" puis par une reconstruction des connaissances à partir de notions que l’on pourrait appeler atomes de connaissance, elle se doit d’être précise, pointilleuse. La science physique devait d’abord distinguer force, travail, puissance et énergie, et donner une définition précise de chacun de ces termes, pour élaborer une théorie complète et cohérente des phénomènes mécaniques, même si la distinction entre ces quatre notions est souvent obscure pour les non initiés. Mais plus personne ne conteste à la science physique son droit à faire des distinctions tatillonnes.

La science sociale [3] se doit aussi, bien évidemment, d’être rigoureuse. Et donc, de définir les termes qu’elle emploie, avec précision, et de distinguer les choses autant qu’il est possible. Parler de "sexe" quant il est question de phénomènes en partie déterminés par le sexe mais pour des raisons sociales et non par des contraintes biologiques, serait une faute : une imprécision susceptible d’engendrer de la confusion et des démonstrations fausses.


Oui, la science sociale a bien une "théorie du genre", même si elle n’a jamais été formulée comme telle. Et cette théorie est relativement simple, je viens de la résumer dans cet article : tout ce qui est isomorphe au sexe n’est pas déterminé par les contingences de la reproduction sexuée.


[1Si vous pensiez que le sexe mâle et le sexe femelle se distinguent par les chromosomes XY et XX, vous aviez tort : ce n’est pas un critère universel. Chez certaines espèces d’oiseaux par exemple, c’est la femelle dont les chromosomes sexués sont différents. Seul le critère de la taille et du nombre des gamète est universel, selon les connaissances actuelles de la biologie.

[2La jupe possède une caractéristique fonctionnelle symboliquement forte, celle de laisser le sexe de la femme plus facile d’accès que le pantalon. De la à dire que le sexe "détermine" la forme des vêtements, il faut franchir un pas que plus aucun scientifique, même de droite, ne fait.

[3J’emploie l’expression science sociale comme synonyme de sociologie. Ce n’est peut-être pas tout-à-fait rigoureux : l’université de Nanterre, où je fis mes classes en sociologie, emploie cette expression dans un sens plus large quoique sans doute délibérément non dit. Que l’économie fasse partie de la science sociale n’est pas une idée acceptée par tous, en particulier par les économistes eux-mêmes. La considérer comme une sous-discipline de la sociologie est une hérésie, et une idée fausse d’un point de vue historique et académique. Je la crois cependant parfaitement juste d’un point de vue épistémologique : l’objet de l’économie est bien un ensemble de phénomènes sociaux, sous-ensemble des phénomènes dont traite la sociologie.