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Un peu de politique

Pour qui votent les ouvriers ?

mercredi 28 mai 2014, par Frédéric Poncet

A chaque nouvelle réussite électorale (parfois exagérée par anticipation sur les résultats...) du Front National, les commentateurs croient nous révéler que le vote pour ce parti serait un vote "ouvrier". Sondage de sortie des urnes à l’appui... Mais si l’on examine attentivement les chiffres réels, c’est-à-dire l’ensemble des résultats d’une élection, que voit-on ? Pas tout à fait la même chose...

Le travail présenté ici a été réalisé à partir des données suivantes :

- recensement de la population de 2010, disponible sur le site de l’INSEE, pour la répartition de la population par catégories socio-professionnelles (CSP) commune par commune,

- résultat de l’élection présidentielle de 2012, commune par commune, disponible sur le site du Ministère de l’intérieur.

L’assemblage de ces deux tableau (fusion par la fonction "merge" de R) permet d’obtenir un tableau de 25 419 communes comportant, pour chacune d’elle, le détail des voix obtenues par chaque candidat lors du 1er tour, ainsi que l’effectif des huit CSP recensées par l’INSEE, qui sont les suivantes :

CSPLibellé
CSP1Nombre de personnes de 15 ans ou plus Agriculteurs exploitants
CSP2Nombre de personnes de 15 ans ou plus Artisans, Commerçants, Chefs d’entreprise
CSP3Nombre de personnes de 15 ans ou plus Cadres et Professions intellectuelles supérieures
CSP4Nombre de personnes de 15 ans ou plus Professions intermédiaires
CSP5Nombre de personnes de 15 ans ou plus Employés
CSP6Nombre de personnes de 15 ans ou plus Ouvriers
CSP7Nombre de personnes de 15 ans ou plus Retraités
CSP8Nombre de personnes de 15 ans ou plus Autres sans activité professionnelle

Il "suffit" dès lors de croiser les variables "Voix obtenues par Untel" (pour chaque candidat) et "Nombre de personnes de telle CSP" (pour chaque CSP) dans une ACP [1], afin d’obtenir la réponse à la question : "qui vote pour qui ?"

En fait, ça ne suffit pas tout à fait. Ce travail, réalisé sans discernement sur l’ensemble du tableau, ne révèle qu’une seule information : la variable CSP1 est indépendante de toutes les autres.

Autrement dit : dans les communes à forte proportion d’exploitants agricoles, aucun vote homogène ne se dégage ; dans toutes les autres communes, une forte homogénéité se dégage mais sans distinguer un candidat d’un autre.

Ce premier résultat suggère d’opérer une distinction entre communes rurales et villes.
Aucune information disponible dans le tableau ne permet de le faire directement, c’est pourquoi j’ai scindé le tableau en plusieurs sous-populations :
- celle des communes de moins de 2500 habitants (sans doute majoritairement rurales ou "rurbaines") ;
- celles des communes de plus de 25 000 habitants (grandes villes, majoritairement industrielles ou tertiaires), de plus de 50 000, de plus de 100 000 habitants.

Un autre résultat confirme la pertinence de tenir compte de la taille de la commune. Si l’on croise en effet les variables "population totale" et "nombre d’inscrits sur les listes électorales" avec le nombre de voix de chaque candidat, l’on obtient l’ACP suivante :

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On observe :

- que tous les vecteurs sont proches de 1, ce qui veut dire que les corrélations sont très significatives ;
- que le vote Le Pen se démarque très nettement des autres ;

En d’autres termes : plus il y a d’habitants et d’électeurs dans une ville, moins on vote Le Pen. Ou, pour le dire autrement : le vote Le Pen repose essentiellement sur les petites communes. Ceci corrobore parfaitement une première analyse réalisable sur le tableau des votes par commune : il est facile de faire ressortir celles ou chaque candidat obtient un meilleur résultat que sa moyenne, puis de calculer la taille moyenne de ces communes pour chaque candidat. On observe alors qu’elle est de l’ordre de 850 inscrits pour le vote Le Pen, tandis qu’elle est de l’ordre de 1200 inscrits pour les autres candidats.

En matière de corrélation avec les catégories socioprofessionnelles, le résultat le plus remarquable qui se dégage est le suivant :

Dans les grandes villes (c’est d’autant plus net que la taille des communes retenues est plus grande), les variables CS6 (nombre d’ouvriers) et CS5 (nombre d’employés) sont davantage corrélées avec le nombre de voix de Jean-Luc Mélenchon, qu’avec le nombre de voix de Marine Le Pen. En clair : les ouvriers et employés des villes votent plus pour Mélenchon que pour Le Pen.

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Dans les communes de moins de 2500 habitants, c’est le contraire :

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Les ouvriers et employés des communes rurales voteraient plus pour Le Pen que pour Mélenchon. Mais attention !

La corrélation ici est à prendre avec précaution, car elle porte sur des population beaucoup plus petites, parfois insuffisantes pour une analyse statistique. Ainsi, quand une commune compte 5 habitants dont 4 de plus de 15 ans répertoriés comme retraités, en déduire une corrélation entre les retraités et un vote particulier, est une erreur. Dans un tel cas, le déterminant principal du vote n’est pas la CSP mais le lieu de vie : on vote comme ses voisins. Le fait que certaines CSP soient surreprésentées dans les petites communes induit une corrélation illusoire.

Par ailleurs, l’INSEE invite à prendre toutes les précaution dans la manipulation des effectifs de petite taille, car le recensement n’est plus systématique mais partiel. Notamment, dans les conseils d’utilisation de la base figure : "Pour des zones de moins de 2 000 habitants, il est recommandé de ne pas utiliser les données issues de l’exploitation complémentaire." Or, précisément, les CSP ne sont disponibles que dans l’exploitation complémentaire du recensement !
"Pour les communes de moins de 10 000 habitants, elle porte sur un quart des ménages. Pour les communes de 10 000 habitants ou plus, l’exploitation complémentaire porte sur l’ensemble des bulletins collectés auprès des ménages, soit environ 40 %"
Si l’on élimine du traitement les communes de moins de 2000 habitants dans l’ACP qui prend en compte les CSP, la corrélation entre le vote ouvrier et le vote Le Pen demeure, mais presque à jeu égal avec le vote Arthaud (LO).

Les communes "moyennes" (de 2500 à 25 000 habitants) quant à elles présentent une structure sociologique du vote très particulière : le vote le plus fortement corrélé avec les catégories employés et ouvriers (CSP5, CSP6) est le vote pour la candidate de Lutte Ouvrière (Nathalie Arthaud) tandis que le vote FN n’est significativement corrélé avec aucune de ces CSP.

Ces résultats sont à affiner (notamment sur les seuils pertinents) mais je tenais à les livrer à mes lecteurs sans plus attendre.

Et les européennes ?

J’entends déjà une objection : ce résultat est valable pour l’élection présidentielle de 2012, mais qu’en est-il de la dernière élection européenne où le Front National arrive en tête ?

Une première remarque s’impose : le nombre de voix du Front National n’a pas progressé lors de cette élection. Il se situe toujours à moins de 11% des électeurs. Rien ne permet donc d’affirmer qu’il ait gagné des électeurs, la faible participation (43%) suffit à expliquer son résultat, tout comme au premier tour de la présidentielle de 2002 la perte de 2,5 millions de voix par le candidat du PS suffisait à expliquer la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour malgré une diminution des voix d’extrême-droite par rapport à 1995.

La seconde remarque va à l’encontre des croyances des militants, c’est que l’électorat est beaucoup moins "volatile" que ne le prétendent les politologues. Certes, d’une élection à l’autre, des électeurs changent d’avis : mais ils sont trop peu nombreux pour bouleverser les grands équilibres. L’essentiel des changements de rapports de force se fait par l’abstention, plus ou moins forte, de l’électorat de tel ou tel courant politique.

Le Front National a pu gagner des électeurs depuis 2012, il en a aussi certainement perdu (ne serait-ce que par décès !) mais pas au point de bousculer les grands équilibres sociologiquement déterminés. Le bilan final est qu’il a réussi à retrouver la quasi totalité de son assiette électorale, c’est-à-dire des 13% d’électeurs qu’on a pu voir voter pour l’extrême-droite (FN ou autres).

Les changements à la marge survenus depuis 2012 n’ont pas pu modifier l’analyse présentée ci-dessus, qui porte sur la quasi-totalité de l’électorat, c’est-à-dire plus de 40 millions de Français.

A défaut de disposer déjà des chiffres qui me permettraient de produire l’analyse, je demande aux lecteurs d’accepter cette démonstration : parce que l’élection présidentielle de 2012, malgré le progrès réel du Front National (au dépends de la droite "classique") confirme la stabilité des déterminants sociologiques du vote.

Cet article sera actualisé à mesure de l’avancement de l’étude, n’hésitez pas à le consulter de temps en temps.


Voir en ligne : Un entretien d’Annie Collovald à Acrimed, à propos du "vote populaire" pour le FN


Voilà une première réponse aux analystes qui croient savoir que le vote FN aurait pris la place du vote PCF chez les ouvriers (certains vont bien entendu jusqu’à en déduire que les anciens électeurs communistes voteraient désormais à l’extrême droite). Les chiffres montrent que cette interprétation est fausse : les anciens électeurs du PCF, résidant principalement dans les grandes villes, ont reporté leur vote sur Jean-Luc Mélenchon (et donc, d’une certaine façon, retrouvé leurs habitudes de vote) tandis que les électeurs du Front National sont des personnes qui, prolétaires ou non, résident dans des petites communes. Ce sont donc souvent par conséquent, des électeurs accédant à la propriété de leur logement. Or, si l’accession à la propriété par l’endettement ne change pas fondamentalement leur situation de prolétaires, elle change considérablement la perception de celle-ci.
Les ouvriers, les "vrais" serait-on tenté de dire ou plus précisément : qui n’ont même pas l’illusion de la propriété de leur logement, ne votent pas majoritairement pour le Front National. Au pire, ils s’abstiennent ; lorsque l’occasion leur en est donnée, le plus grand nombre votent pour la gauche la plus fidèle à ses origines.
Ces résultats ne surprendront pas les sociologues, rompus au constat sans cesse renouvelé que les principaux déterminants du vote sont l’atavisme, le lieu de vie, la classe sociale et le calcul stratégique. Mais il est utile, pour les militants notamment, d’effectuer l’exercice sur un vote réel, récent et emblématique. Les analyses fournies par les politologues médiatiques sont trop souvent prises pour argent comptant. Une fois encore une analyse minutieuse des chiffres montre qu’elles sont fausses.


[1Analyse en composantes principales. Pour en savoir plus : http://www.math.univ-toulouse.fr/ b...